Le budget Freeland déposé mardi a donné un petit répit aux amateurs de vins et d’autres alcools : plutôt que la hausse de 6,3 % prévue, la taxe d’accise fédérale sur les boissons alcoolisées grimpe de 2 %. Les taxes continuent néanmoins de représenter une très large part du prix de l’alcool au pays et cette augmentation vient mettre en lumière une demande des restaurateurs du Québec qui réclament un tarif préférentiel sur leurs achats.

Les restaurateurs réclament des rabais

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Bien qu’ils achètent des quantités importantes de bouteilles à la SAQ, les restaurateurs québécois n’ont pas le droit à un rabais. « On est le seul marché au monde où les restaurateurs n’ont pas de prix de gros et c’est complètement révoltant », lance Véronique Rivest.

Au Québec, les restaurateurs paient le même prix pour leurs bouteilles que l’ensemble de la population.

« On est le seul marché au monde où les restaurateurs n’ont pas de prix de gros et c’est complètement révoltant », lance Véronique Rivest. La restauratrice et sommelière est bien placée pour parler de cette situation : son bar à vin Soif est à Gatineau. Juste de l’autre côté de la rivière des Outaouais, à Ottawa, ses collègues ont droit à un rabais de 20 % sur leurs achats à la LCBO, le monopole ontarien.

Le 1er janvier 2022, le gouvernement de Queen’s Park a en effet instauré ce rabais pour les restaurateurs qui achètent de la bière, du vin et du cidre. Une mesure qui équivaut à un soutien annuel de 60 millions de dollars directement à l’industrie de la restauration.

Chez Soif, 95 % des références de la carte sont des importations privées. Véronique Rivest doit donc traiter avec la SAQ et payer le même prix que sa clientèle pour ses cuvées.

« C’est primordial, c’est urgent : il faut changer les lois sur l’alcool au Québec », réclame la sommelière, qui collabore à La Presse depuis de nombreuses années. Elle estime que le gouvernement provincial devrait être conséquent dans son discours à propos de la restauration et de l’achat local.

PHOTO PATRICK WOODBURY, ARCHIVES LE DROIT

Véronique Rivest, sommelière et restauratrice

On brandit la beauté de la gastronomie québécoise et ses retombées économiques, mais personne ne fait rien pour nous aider.

Véronique Rivest, sommelière et restauratrice

Dans un contexte inflationniste, les restaurateurs ont la vie dure, dit-elle. Augmenter les prix de la carte devient un exercice mathématique impossible : « On sait que l’industrie de la restauration n’a pas de grosses marges de profit. Maintenant, c’est devenu du labor of love. »

La revendication fait écho dans le milieu. Plusieurs acteurs de la restauration québécoise estiment aussi que la loi devrait rapidement être changée pour permettre des rabais sur le volume.

« Je commande environ 50 caisses de vin par semaine. À la fin de l’année, ça fait beaucoup de milliers de bouteilles », rappelle Sébastien Muniz, copropriétaire du restaurant Tapeo, dans le quartier Villeray, à Montréal.

M. Muniz souhaiterait être traité comme « n’importe quel autre bon client de la SAQ », en ayant notamment droit à des rabais sur le vin et en ayant la capacité de réserver les produits qu’il utilise couramment, ce qui n’est pas le cas actuellement.

Bien qu’il ait quitté en avril 2022 le Plateau Mont-Royal où il était à la tête du bar à vin Rouge Gorge, pour se consacrer à son vignoble en France, Alain Rochard continue de déplorer le fait que la SAQ n’accorde pas de rabais aux restaurateurs.

« Elle ne leur fait pas bénéficier de certains prix même s’ils sont de gros acheteurs, se désole-t-il. Il n’y a aucune remise sur les quantités achetées. »

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Alain Rochard, vigneron

Les gros clients de la SAQ, ils ont des privilèges. Comme restaurateur, quand tu achètes 400 000 bouteilles à un fournisseur, tu devrais aussi avoir droit à des avantages.

Alain Rochard, vigneron

Cuvées locales

En France, les vins peuvent aussi être chers sur les cartes, mais cela permet aux restaurateurs de se dégager une plus grande marge de profit, car ils ont un prix de gros, rappelle Frédéric Laurin, professeur au département d’économie de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR).

Selon lui, la demande des restaurateurs québécois est légitime. Si l’Ontario a opté pour cette avenue, Québec devrait assurément l’envisager, d’autant que l’effet serait réduit dans les redevances globales de la SAQ.

Il faut se questionner : quel est le rôle de la SAQ ? Est-ce uniquement une vache à lait pour l’État ?

Frédéric Laurin, économiste

Pour l’instant, la seule façon de se distinguer pour un sommelier est de proposer des vins d’importation privée ou des cuvées québécoises rares que les consommateurs ne peuvent pas obtenir autrement, dit Frédéric Laurin.

Actuellement, les restaurateurs d’ici peuvent se procurer des alcools québécois à la SAQ ou alors directement par le vigneron, si celui-ci ne vend pas ses cuvées à la société d’État. Dans ce cas, c’est le vigneron lui-même (ou un employé, s’il en a) qui doit livrer directement au restaurant.

Les associations appuient cette idée

L’Association Restauration Québec (ARQ) estime aussi que ses membres devraient obtenir un meilleur prix pour leur alcool que monsieur et madame Tout-le-Monde qui va à la SAQ.

Nous croyons qu’en raison des volumes d’achat en restauration, la SAQ devrait fournir un rabais de gros basé sur le volume.

Martin Vézina, vice-président affaires publiques et gouvernementales de l’ARQ

Le collectif La Table ronde, qui représente les tables gastronomiques du Québec, a déjà abordé ce sujet avec les élus. « On se retrouve dans une situation complètement absurde où de grands acheteurs, des individus privés, vont goûter quelque chose au restaurant et vont ensuite obtenir un meilleur traitement pour retrouver cette chose-là [à la SAQ] que le restaurateur », estime Félix-Antoine Joli-Coeur, secrétaire général de La Table ronde.

« On a engagé des discussions avec le gouvernement pour lui présenter l’idée que les restaurateurs au minimum devraient avoir les mêmes avantages que les consommateurs assidus, dit-il, avec leurs cartes Inspire et des rabais. »

Les demandes du regroupement n’ont pas encore trouvé écho auprès du gouvernement Legault.

« On sent que le gouvernement du Québec comprend la situation, on s’attend à ce que des décisions soient prises, estime Félix-Antoine Joli-Coeur. On espère plus tôt que tard. »

300 millions

En 2021-2022, les ventes de la SAQ se sont élevées à 3,854 milliards de dollars. Ses ventes auprès des titulaires de permis d’alcool ont, pour leur part, atteint 302,8 millions, ce qui représente 7,9 % du total des ventes de la société d’État.

Source : SAQ

Décanter le prix d’une bouteille de vin

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Des 35 % du prix d’une bouteille payés au fournisseur, une petite part seulement va au vigneron.

Depuis ce matin, 1er avril, la taxe d’accise fédérale sur l’alcool est augmentée de 2 %. En pratique, les consommateurs verront-ils la différence ? Probablement pas. Dans un produit déjà largement taxé, cette hausse n’est qu’une petite goutte dans la bouteille. Explications.

Comment se décline le prix de votre bouteille de vin ?

Droits d’accise et de douane – Canada : 3,4 %

Taxe spécifique – Québec : 7 %

Taxe fédérale sur les produits et services : 4,3 %

Taxe de vente provinciale : 8,7 %

Frais d’exploitation – SAQ : 15,2 %

Dividendes – SAQ : 25,9 %

Prix payé au fournisseur (en incluant toute la chaîne de transport) : 35,5 %

Source : SAQ 2022

Plus pour le serveur que le vigneron

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Les vignerons sont loin d’avoir la part du lion dans le prix de vente d’une bouteille de vin.

La somme perçue par les vignerons est loin d’être la plus importante à se cacher derrière le prix d’une bouteille. Des 35 % payés au fournisseur, une petite part seulement va au vigneron.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, au bout du compte, le serveur qui servira le vin dans un restaurant de Montréal pourrait recevoir plus d’argent pour son geste que le vigneron qui a élaboré la cuvée, explique Pascal Gerrits, de l’agence Primavin.

Cet importateur a d’ailleurs déjà dû expliquer à l’un de ses partenaires vignerons comment sa bouteille de beaujolais pouvait se détailler si cher sur la carte d’un restaurant montréalais.

Le calcul est simple.

Un vin qui sera payé 5 euros aux chais va subir une majoration d’autour de 3,75 fois par la SAQ, qui prend en charge la logistique dès que la bouteille quitte le vignoble et même avant, au moment de la commande. On se retrouve donc avec un vin à 28 $, prix SAQ. À cela s’ajoutent les frais de l’agence qui font monter le prix de la bouteille autour de 32 $. Si le restaurant l’affiche à 74 $, avant les taxes, il y a de fortes chances que le serveur reçoive un pourboire au moins équivalent aux 5 euros reçus par le vigneron, au début de la chaîne.

La fabrication aujourd’hui est devenue minoritaire dans le processus de création de valeur qui se fait en aval du processus, beaucoup plus qu’en amont. L’extraction des matières premières, la fabrication stricto sensu, c’est très minoritaire dans le processus de création de valeur qui se fait au moment du marketing, de la commercialisation, du service de vente et des services derrière la vente. Le vigneron n’échappe pas à cette logique.

Jean-Marie Cardebat, économiste, professeur à l’Université de Bordeaux, auteur du livre Économie du vin

Deux à trois fois

La majoration de la bouteille varie beaucoup d’un établissement à l’autre, mais on peut dire que la pratique au restaurant tourne autour de deux à trois fois le prix payé, avec une tendance vers le 2,3. Cela peut être plus, voire beaucoup plus dans des cas exceptionnels et selon la valeur de la bouteille – un vin rare gagne en valeur.

L’alcool, produit surtaxé

La part de taxe payée sur la bouteille de vin peut sembler exagérée, mais l’alcool, par définition, est un produit surtaxé. Deux principes expliquent cette réalité, selon l’économiste Jean-Marie Cardebat, professeur à l’Université de Bordeaux.

D’abord, il s’agit d’un produit issu de l’agriculture. « Le secteur agricole est le secteur le plus taxé du monde à l’échelle du commerce international. Si on va sur le site de l’OMC, on verra que les principales barrières à l’échange sont sur le secteur agricole. Et le vin est un élément du secteur agricole, donc n’y échappe pas. »

Ensuite, l’alcool est visé par des enjeux de santé publique. « Les secteurs qui dégagent des externalités, qu’elles soient sociales ou environnementales, sont plus taxés que les autres, car c’est une façon d’en limiter la consommation », rappelle le professeur Cardebat, joint cette semaine à Léognan.

Selon lui, malgré la liberté de gestion qui vient avec le monopole de la SAQ, ce qui est appliqué comme niveau de taxation au Québec, aussi haut soit-il, est conforme à ce qui se fait ailleurs sur la planète vin.

Oui à la taxe spécifique, les autres, par contre…

Pour l’économiste Frédéric Laurin, professeur à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), toutes les taxes ne sont pas égales.

La taxe spécifique appliquée par Québec est celle que l’on pourrait appeler la taxe de santé publique, qui s’intéresse directement aux effets de l’alcool. « Je suis d’accord avec celle-là, explique l’économiste. Je l’augmenterais même, car elle est là pour lutter contre les conséquences négatives de l’alcool. »

Sur un vin de 16 $, Québec impose une taxe spécifique de 1,12 $, cite en exemple le professeur Laurin qui juge que la multiplication des taxes et leurs hausses constantes sont difficilement justifiables. Et que le discours est rempli de contradictions, et fait grimper le prix du vin.

« À un prix de 16 $ c’est un vin régulier, dit-il. C’est ce qu’un Français appellerait un vin du mercredi. C’est pas de la piquette, mais c’est pas le vin avec lequel on va recevoir des invités. Mais ce vin-là, dans un supermarché en France, il est vendu 3,5 euros. Avec les frais d’exploitation et la marge du supermarché. »

PHOTO STÉPHANE LESSARD, ARCHIVES LE NOUVELLISTE

Frédéric Laurin, économiste et professeur à l’Université de Trois-Rivières (UQTR)

On dit que l’alcool est mauvais pour la santé et qu’on veut décourager les gens [d’en consommer], mais est-ce que la SAQ vise à décourager les gens de consommer ?

Frédéric Laurin, économiste et professeur à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR)

Quand paierons-nous plus ?

Dès ce matin, 1er avril, pour les ventes faites dans les épiceries et les autres commerces où l’on vend de l’alcool, mais à partir de mai dans le réseau SAQ alors que seront annoncées les autres hausses de prix.