L’industrie pharmaceutique regorge d’histoires de sociétés qui imaginent des moyens de prolonger leur monopole sur des médicaments lucratifs. Elles bricolent des produits chimiques. Elles modifient les dosages. Elles remplacent les capsules par des comprimés.

En accumulant les brevets, les sociétés pharmaceutiques retardent le jour où leurs concurrents pourront lancer des produits similaires et moins chers.

Jazz Pharmaceuticals a trouvé un moyen de repousser les limites encore plus loin – un exploit qui montre jusqu’où les fabricants de médicaments vont pour engranger des bénéfices supplémentaires, mais deux tribunaux fédéraux l’ont jugé inacceptable.

Le produit le plus important de Jazz est un médicament contre la narcolepsie, un trouble du sommeil. La société a breveté la formulation du médicament. Mais Jazz est allée plus loin, avec une nouvelle arme pour bloquer la concurrence.

En raison des effets secondaires graves du médicament et du fait qu’il a déjà été utilisé à des fins de viol, les autorités fédérales ont demandé à Jazz de mettre en place un plan visant à garantir que le médicament soit distribué en toute sécurité aux patients, sans tomber entre des mains mal intentionnées. Le programme de Jazz prévoyait qu’une seule pharmacie à l’échelle nationale envoie le médicament directement aux patients.

Le fabricant a pris l’initiative inhabituelle de breveter ce programme de sécurité, puis d’inscrire ces brevets dans un registre fédéral connu sous le nom de Livre orange.

En vertu d’une obscure règle fédérale, si un rival contestait l’un des brevets dans certaines circonstances, les organismes de réglementation fédéraux n’auraient pas le droit d’approuver le produit de ce concurrent pendant plus de deux ans.

C’est précisément la stratégie que Jazz a déployée lorsqu’un rival a été sur le point de lancer une version améliorée de son médicament.

Le médicament de Jazz contre la narcolepsie, qui est utilisé par des milliers de patients, est extrêmement lucratif, générant plus de 13 milliards de dollars de revenus depuis que Jazz l’a acquis en 2005. Medicare dépense désormais des centaines de millions de dollars par an pour ce médicament qui a représenté 58 % des revenus de Jazz en 2021.

En d’autres termes, pour chaque mois où Jazz a pu retarder l’arrivée de la concurrence, l’entreprise et ses actionnaires en ont tiré un avantage financier.

Mais cette tactique a privé les patients atteints de narcolepsie de l’accès à un nouveau médicament beaucoup plus facile à prendre.

Selon les experts en droit des brevets, cette stratégie consistant à faire respecter le brevet sur le mode de distribution du médicament s’est éloignée de l’objectif du régime américain de propriété intellectuelle, qui est censé récompenser les fabricants de médicaments qui prennent des risques pour développer et améliorer des produits innovants. Selon eux, cette affaire est un exemple flagrant de la façon dont les compagnies pharmaceutiques exploitent le système des brevets pour protéger leurs produits de la concurrence aussi longtemps que possible.

Cela n’a pas grand-chose à voir avec les raisons pour lesquelles nous autorisons le brevetage des médicaments. Une grande partie de ce matériel n’est qu’un programme informatique.

Michael Carrier, expert en brevets pharmaceutiques à la Rutgers Law School de Camden, dans le New Jersey

La stratégie de Jazz a été critiquée par la Federal Trade Commission et rejetée par les tribunaux. En novembre, un tribunal fédéral du Delaware a jugé que la société avait utilisé de manière inopportune le Livre orange pour bloquer le médicament de son rival, Avadel Pharmaceuticals. Jazz a fait appel. Une cour fédérale a confirmé vendredi la décision du tribunal inférieur.

Cette décision n’aura pas un grand impact sur la disponibilité du produit d’Avadel, qui devait être commercialisé dans les mois à venir, indépendamment de la décision du tribunal. Mais elle est importante, car elle montre qu’il peut y avoir des limites à l’exploitation du système des brevets par l’industrie pharmaceutique pour exclure ses rivaux.

Aimee Christian, porte-parole de Jazz, a défendu la stratégie de l’entreprise, mais déclaré que Jazz se conformerait à l’ordre du tribunal de demander que son brevet soit retiré du Livre orange – qui doit son nom à sa page de couverture aux couleurs vives.

« Nous restons confiants dans la solidité de notre portefeuille de brevets et nous continuerons à défendre notre propriété intellectuelle de manière appropriée, tout en continuant à nous concentrer sur la sécurité des patients traités à l’oxybate », a-t-elle déclaré, en faisant référence au médicament contre la narcolepsie.

Depuis 2005, Jazz jouit d’un quasi-monopole sur le traitement des principaux symptômes de la narcolepsie, qui comprennent une somnolence diurne excessive, une perte de contrôle musculaire et un sommeil interrompu. Jazz vend deux versions de son médicament, appelées Xyrem et Xywav.

Le prix courant de la dose la plus élevée de chaque version est maintenant supérieur à 200 000 $ par an, selon la société de données SSR Health. Le Xyrem est maintenant 19 fois plus cher qu’il ne l’était en 2007, lorsque SSR a commencé à le suivre.

Le médicament de Jazz est un dérivé de qualité pharmaceutique de l’acide gamma-hydroxybutyrique, ou GHB, qui fait l’objet d’une réglementation stricte en raison de son utilisation abusive comme drogue du viol après que des magasins d’aliments naturels l’ont vendu comme complément alimentaire à la fin des années 1980.

Le GHB a été synthétisé et testé pour la première fois dans les années 1960. Jazz, qui est légalement domicilié en Irlande, mais dont de nombreux cadres supérieurs sont installés en Californie, n’a pas effectué les premiers travaux de développement de la version sur ordonnance du médicament ; la société l’a acquise près de trois ans après sa première approbation.

Un médicament complexe

Les deux versions du médicament de Jazz se présentent sous forme liquide. Les patients le mélangent à de l’eau et le boivent. Ils doivent prendre deux doses par jour : la première au coucher et la seconde jusqu’à quatre heures plus tard.

Brian Mahn, un consultant de 53 ans de Cypress, au Texas, a déclaré qu’il avait dû arrêter de prendre du Xyrem il y a plusieurs années parce que l’horaire de dosage était trop difficile. Il s’endormait malgré les multiples alarmes qu’il réglait entre 2 h 30 et 3 h du matin, ce qui perturbait sa famille. Mahn prenait souvent la deuxième dose trop tard, ce qui lui laissait un brouillard cérébral si important le matin qu’il était incapable de conduire pour aller travailler.

PHOTO MICHAEL STRAVATO, THE NEW YORK TIMES

Brian Mahn à son domicile de Cypress, au Texas

Le produit d’Avadel, Lumryz, a la même substance médicamenteuse que le Xyrem, mais se présente sous forme de poudre et, surtout, a un schéma posologique plus simple. La poudre d’Avadel ne se prend qu’une fois par jour au coucher, ce qui évite aux patients de se réveiller au milieu de la nuit.

Avant l’affaire Avadel, Jazz avait poursuivi neuf sociétés qui cherchaient à obtenir l’autorisation de fabriquer une version générique du Xyrem, les accusant de violer les brevets de Jazz. La stratégie a fonctionné : ces fabricants ont conclu des accords avec Jazz, acceptant de retarder l’introduction de leurs produits.

Les experts en brevets pharmaceutiques ont déclaré que de telles tactiques constituaient un abus du système des brevets.

Les programmes sont « censés promouvoir la sécurité des médicaments », a déclaré le Dr Aaron Kesselheim, professeur de médecine au Brigham and Women’s Hospital et à la Harvard Medical School. « Ce n’est pas censé être un mécanisme pour étendre les flux de revenus. »

Cet article a initialement été publié dans le New York Times.

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