Longs délais de livraison, donc de paiement, nouvelles formalités compliquées : certains vignerons exaspérés commencent à trouver que la Société des alcools du Québec (SAQ) leur offre un mauvais service et préfèrent ne plus proposer leurs vins aux Québécois ou songent à le faire.

« Je sers de banquier à la SAQ », lance sans détour Jean-Christophe Comor, du vignoble Les Terres Promises, en Provence, qui a une production annuelle de 100 000 bouteilles. « J’ai donné mon vin, il est parti et je ne suis payé qu’après qu’il est arrivé. Il est sur le port, mais il n’est pas déclaré comme étant arrivé. Ils ont mis quatre mois. C’est honteux. »

Joint en France, ce producteur, dont les vins sont offerts dans des restaurants québécois, en importation privée, ainsi que sur les tablettes des succursales de la SAQ, a bien du mal à cacher son exaspération. Et il n’est pas le seul.

L’agence montréalaise Le vin dans les voiles a perdu deux vignerons français, des producteurs qui ont une excellente réputation et dont les produits sont très appréciés, mais qui préfèrent ne plus vendre sur le marché québécois. Trop compliqué et lourd.

David Doucet, de l’agence Roucet, mentionne pour sa part que certains producteurs avec qui il fait affaire depuis plusieurs années « se font vraiment tirer l’oreille maintenant pour vendre au Québec ». « Pour eux autres, dit-il, c’est plus de trouble d’être exportés au Québec. »

Du côté d’Œnopole, agence qui importe plusieurs vins destinés aux succursales de la SAQ, on assure qu’aucun producteur n’a quitté le bateau, mais on reconnaît que certains vignerons dont les bouteilles se vendent dans plusieurs marchés « songent parfois à diminuer les quantités allouées au Québec ».

Plusieurs sources d’irritation

Pourquoi tant de grogne ?

En haut de la liste des sources d’irritation, les délais entre le moment où le vin est prêt à être ramassé au vignoble en Europe, une responsabilité de la SAQ (sauf exception), et celui où il peut être vendu aux Québécois par l’agence de représentation, que l’on appelle aussi souvent dans le jargon l’agence d’importation privée.

Ces délais créent parfois des situations absurdes pour des vignerons qui se retrouvent dans leurs chais avec des caisses destinées au Québec qui attendent d’être ramassées, alors que tout le reste de la production est vendu.

« Les vignerons attendent, ils stockent ça », explique Julie Audette, cofondatrice de l’agence Le vin dans les voiles qui se trouve en France actuellement.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Valériane Paré et Julie Audette, cofondatrices de l'agence Le vin dans les voiles

Un des objectifs principaux de ce voyage : rassurer les vignerons, après la pandémie qui a été très dure pour plusieurs de ces petits producteurs qui se sont retrouvés isolés, et les convaincre de rester dans le marché québécois.

Il faut comprendre que les délais occasionnent des retards de paiement aux vignerons. Le processus de paiement, qui était traditionnellement un argument en faveur de la SAQ, ne tient plus. Les vignerons sont payés 30 jours après que leurs vins sont disponibles ici, au Québec.

« On est dans une situation où on est payé six ou sept mois après que la commande a été passée. Ce n’est pas normal », soutient Jean-Christophe Comor. « Je ne peux pas servir de banquier à tout le monde », répète-t-il.

Désormais, les producteurs sont toujours sûrs d’être payés par un organisme public, la SAQ, mais ils ne savent plus quand leur chèque va arriver, dit Valériane Paré, cofondatrice du Vin dans les voiles, qui précise que certains des vins commandés en juin viennent d’être disponibles pour la vente.

C’est désolant parce que ce sont des humains géniaux qui font des vins pleins de sensibilité.

Julie Audette, cofondatrice de l’agence Le vin dans les voiles

Ces délais provoquent aussi un décalage pour les produits saisonniers : les vins rosés sont prévus pour le printemps, les rouges costauds pour l’hiver, les champagnes pour les Fêtes. S’ils arrivent après la période prévue au départ, cela complique leur vente, pour tous.

La SAQ est consciente que les délais peuvent être des sources d’irritation pour une partie des agences, mais affirme qu’il s’agit d’un phénomène marginal.

« On a plus de 4000 producteurs à travers la planète, dans 80 pays, et 40 000 produits différents. Ça se peut que, peut-être, certains aient vécu des problèmes avec le contexte dans lequel on vit », concède Sandrine Bourlet, vice-présidente à la commercialisation de la SAQ, qui ne savait pas que certains vignerons avaient décidé d’abandonner le marché québécois.

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Sandrine Bourlet, vice-présidente à la commercialisation de la SAQ

Les entrepôts de la SAQ sont pleins. « Ça a généré, c’est vrai, pour certains vignerons, des délais, probablement dans le répertoire des importations privées. On en a conscience, mais c’est très marginal. Le répertoire des importations privées, c’est 2 % à la SAQ. » Sandrine Bourlet précise que tous les efforts sont faits à la SAQ pour remédier à la situation.

Des exigences plus lourdes

« Les vignerons ne respectent pas la SAQ pour plusieurs raisons », lance tout de go Pascal Gerrits, de l’agence Primavin, dont tous les produits sont destinés aux restaurants et aux clients particuliers.

Selon lui, l’imposition d’un nouveau système de code-barres sur chacune des bouteilles a vraiment importuné plusieurs vignerons, parce que ça ne cadre pas avec leur personnalité ni avec leur philosophie de travail.

« Ça complique énormément la vie des vignerons, qui doivent mettre eux-mêmes leurs étiquettes [avec des exigences spécifiques pour le marché québécois], et là, en plus, ils doivent ajouter un code-barres. »

Pour cette raison, un producteur de champagne a décidé de mettre fin à sa relation avec Primavin. « C’est un vigneron qui est poète dans l’âme, poursuit Pascal Gerrits. Il fait des vins qui lui ressemblent. Il ne veut pas de code-barres sur ses bouteilles. »

La viticulture, comme l’ensemble de la production agroalimentaire, comporte d’immenses industries avec des systèmes de production très sophistiqués, mais aussi des agriculteurs qui ont une production plus petite, souvent plus nichée et prisée d’une clientèle plus exigeante.

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Pascal Gerrits

On leur en demande toujours plus et ce sont de petits producteurs. La SAQ leur complique la vie.

Pascal Gerrits, de l’agence Primavin

À l’agence Bacchus 76, Omar Pengue a réussi de justesse à conserver la grande maison Gravner, du Frioul, qui avait elle aussi envie de cesser d’envoyer ses précieuses bouteilles au Québec.

La réputation de Gravner dans le monde du vin n’est plus à faire : la famille Gravner est en partie responsable du renouveau du vin de macération, un produit désormais fort populaire sur les tablettes de la SAQ.

« Je veux que le monopole reste en place, précise Omar Pengue. Je ne suis pas contre la SAQ, mais on doit améliorer plusieurs façons de faire. »

Les agences, même celles qui ne vendent pas de vins destinés aux tablettes de la SAQ, font un travail de défrichage essentiel qui mène ensuite à une plus grande diversité pour l’ensemble des Québécois, par l’intermédiaire du réseau de la SAQ. La démocratisation des vins de macération, dits vins orange, en est un parfait exemple.

En Provence, au vignoble Les Terres Promises, M. Comor reproche lui aussi à la société d’État de lui donner du fil à retordre. « On vend un peu partout dans le monde et on est obligés de faire une étiquette spécifique pour la SAQ. » Le marché québécois représente environ 15 % de ses ventes. Bien qu’il ait beaucoup de récriminations, il a du mal, pour le moment, à abandonner le Québec. Son équipe, toutefois, voudrait bien qu’il coupe le cordon.

« On essaie d’être les artisans les plus précis, les plus soignés, et on aime bien pouvoir savoir que notre vin va dans des endroits qui sont à la hauteur de l’effort qu’on apporte à son élaboration, explique M. Comor. Je suis très heureux de vendre mon vin chez vous. »