Au Cameroun, c’est l’« affaire Magil ». L’entrepreneur montréalais abandonne un vaste chantier sportif près de la capitale Yaoundé et réclame des pénalités, après avoir touché l’équivalent de 90 millions de dollars canadiens pour le contrat. Le pays pauvre d’Afrique s’indigne et son ministre des Sports accuse Magil Construction d’avoir « spolié » l’État, dans une lettre à son premier ministre rendue publique.

Magil a beau rester discret, l’entrepreneur est au cœur du développement immobilier de Montréal depuis 40 ans. Propriété du groupe français Fayolle, la société a participé à la construction du Centre Bell, de plusieurs gratte-ciel, de l’Hôpital général juif et du siège de l’Agence spatiale canadienne.

Magil en mène aussi large au Cameroun. La firme multiplie dans ce pays les projets d’infrastructures de soccer sans appel d’offres. Aucun d’entre eux n’est vraiment terminé selon le gouvernement, malgré des dépenses de près de 300 millions depuis 2018, dans un pays parmi les plus pauvres de la planète et rongé par la corruption, selon Transparency International.

Parmi ces infrastructures, le nouveau stade de 60 000 places à Olembé a pu accueillir la Coupe d’Afrique des Nations de justesse, début 2022.

Le gouvernement avait d’abord confié sa construction au groupe Piccini. En 2019, cet entrepreneur italien avait déjà érigé le gros du bâtiment, mais il réclamait des dépassements de coûts de 28 milliards de francs CFA, soit 61 millions de dollars.

Le Cameroun a refusé, puis lui a retiré le contrat, pour le confier sans appel d’offres à Magil.

L’entrepreneur montréalais a terminé le stade en catastrophe. Mais il devait surtout voir à la construction d’une substantielle phase deux : un gymnase, une piscine olympique, des stades de basketball, de volleyball et de handball, ainsi que quatre courts de tennis. Malgré les milliards de francs CFA payés à Magil, ils ne sont jamais sortis de terre.

Un ministre en colère

La Presse a obtenu une lettre du ministre des Sports, Narcisse Mouelle Kombi, envoyée au premier ministre du Cameroun. Le ministre reproche à Magil d’avoir empoché les trois quarts des fonds prévus, tout en n’effectuant que 1,3 % des travaux qu’il devait réaliser.

PHOTO JOËLLE PERETTE, TIRÉE DE WIKIPÉDIA

Le ministre des Sports et de l’Éducation physique du Cameroun, Narcisse Mouelle Kombi

Dans la foulée, il accuse aussi l’entrepreneur d’avoir « mis en place des stratagèmes pour gonfler artificiellement ses prestations à travers le ralentissement des travaux, leur arrêt pur et simple, des surfacturations, des doubles facturations » et « la rémunération exponentielle du personnel expatrié ».

En entretien avec La Presse, un conseiller du ministre, Cyrille Tollo, souligne que Magil réclamait au départ des paiements pour 61 employés expatriés au Cameroun pour le projet. « Certains facturaient 1,35 million de francs CFA par jour », dit-il. L’équivalent d’environ 3000 $.

Ces allégations de surfacturation pour des employés de Magil circulent depuis des mois au Cameroun.

Questionné par La Presse en août, un haut dirigeant à la maison mère de Magil, Fayolle Canada, assurait dans un courriel que ces sommes ne représentent pas le salaire payé directement à un expatrié, mais bien « l’ensemble des frais de structure de l’entreprise ». Ils incluraient le transport en avion, la scolarisation des enfants et le logement, notamment. « Les villes africaines sont parmi les plus chères du monde », assure le vice-président principal Hugues Fastrel.

Vers des poursuites ?

Selon le ministre des Sports, Magil conserve dans ses comptes l’équivalent de 8,7 millions prêtés par l’État pour pouvoir avancer les travaux, ainsi qu’une avance de 48 millions.

Magil détient des fonds publics, et ces fonds publics seront récupérés par tous les moyens légaux. Nous n’excluons pas des poursuites contre Magil.

Cyrille Tollo, conseiller du ministre des Sports du Cameroun, en entretien avec La Presse

Selon la missive de son patron, l’entrepreneur réclame 10 % des coûts comme pénalité pour la fin prématurée du projet, même s’il a lui-même décidé de s’en retirer. Selon les termes du contrat d’origine, obtenu par La Presse, un tel paiement équivaudrait à près de 12 millions.

Des sous-traitants impayés

La lettre du ministre mentionne aussi que Magil refuse de payer un total de 13 milliards de francs CFA (28 millions de dollars) à ses sous-traitants. Parmi eux, l’entrepreneur français Razel-Bec réclame 10 milliards. Il poursuit la société montréalaise dans l’Hexagone et au Cameroun et a même fait bloquer les comptes de Magil dans ce pays pendant un temps.

Razel-Bec a aussi demandé à la Cour internationale d’arbitrage d’intervenir pour se faire payer. L’entreprise réclame des sommes pour des travaux au Complexe sportif d’Olembé, mais aussi sur un chantier de route qui doit améliorer la liaison routière vers un autre stade à Douala, métropole économique du pays.

Là aussi, Magil a remplacé un autre entrepreneur sans appel d’offres. Là aussi, les travaux avancent à pas de tortue, et les sous-traitants ne sont pas payés.

En août dernier, Magil s’est défendu devant la Cour d’arbitrage en rejetant le blâme sur le Cameroun. Selon l’entrepreneur, impossible de rémunérer les sous-traitants, puisque l’État a lui-même cessé d’honorer ses factures. Les contrats qu’il a signés avec Yaoundé font de lui le simple gestionnaire des projets, dont le gouvernement reste le bailleur de fonds.

Mais le Cameroun exige des détails sur les comptes à payer avant de transférer l’argent à Magil, soupçonnant diverses malversations. Le gouvernement a décidé de « suspendre le paiement des décomptes [factures] », pour éviter « de voir le budget du projet épuisé, sans qu’un seul livrable prévu ne soit achevé », précise la lettre du ministre des Sports.

La situation dure depuis des mois. En août, La Presse demandait à Magil pourquoi Yaoundé refusait de payer ses factures pour le stade d’Olembé. Le propriétaire de l’entreprise, Fayolle Canada, niait alors tout problème sérieux.

« Votre information est inexacte, les avancements ont tous été approuvés et les paiements sont en cours », écrivait Hugues Fastrel, vice-président principal de Fayolle Canada. Cinq mois plus tard, ce n’est manifestement pas le cas.

Magil n’a pas répondu aux nouvelles questions de La Presse sur son retrait d’Olembé.

Le patron local aurait fait un séjour en prison

La lettre du ministre des Sports du Cameroun au sujet de Magil Construction mentionne l’étrange arrestation d’un dirigeant de l’entrepreneur montréalais dans ce pays.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE CONSTRUCTION MAGIL

Franck Mathière, vice-président principal chez Magil Construction, travaille à partir de Dubaï, selon son compte LinkedIn.

« Pendant six mois, sous de fausses allégations de maladie, M. Franck Mathière, vice-président de Magil et principal responsable du projet (Complexe sportif d’Olembé), était porté disparu. Et c’est bien plus tard que nous avons appris qu’il était en état d’arrestation en Ukraine », indique le ministre des Sports.

Chez Fayolle Canada, Hugues Fastrel confirme que Franck Mathière faisait l’objet d’une notice rouge d’Interpol, à la demande du Nigeria. Selon le magazine Jeune Afrique, ce pays le soupçonnait de blanchiment d’argent et d’une fraude de 2,2 millions de dollars américains contre un groupe hôtelier.

Les autorités ukrainiennes l’auraient arrêté en octobre 2020, et il n’a pu quitter le pays qu’en mars 2021, précisait le média dans un article à ce sujet.

Hugues Fastrel souligne dans son courriel que la notice rouge contre son employé a été annulée. « Le secrétariat d’Interpol a communiqué cette décision à l’ensemble des bureaux centraux nationaux de chaque pays et interdit toute coopération policière internationale sur ce dossier. »

Magil et Fayolle Canada ont refusé de donner plus de détails sur les circonstances et les raisons de l’arrestation de son dirigeant des projets camerounais.

En savoir plus
  • 2137 $
    Revenu national brut par habitant au Cameroun en 2021. Il est de 64 935 $ au Canada.
    Source : Banque mondiale