Il y a un an quasi jour pour jour, le 4 mars 2020, je commençais, sans le savoir, un peu avant les autres pour des raisons purement circonstancielles, une nouvelle vie en télétravail, au téléphone, en vidéoconférence, à gérer les jappements de mon chien, mon éclairage de sous-sol et l’impossibilité de parler et de rigoler avec mes amis et collègues de la salle de rédaction.

Comme tant d’autres, je plongeais dans une révolution professionnelle dont on n’a pas fini de mesurer les conséquences.

La pandémie venait de prendre le contrôle de ma vie.

Pourquoi j’ai commencé un peu plus tôt que les autres ?

Début mars, je revenais d’Europe et même d’Italie du Nord, où La Presse m’avait fait bifurquer après un reportage en Slovénie, histoire de raconter de quoi il avait l’air, ce virus. Ou plutôt le vide créé sur son passage.

L’Italie, vous vous le rappelez, a été le premier pays européen à être frappé de plein fouet par la pandémie.

Je revenais donc de Venise, que je n’aurais jamais cru voir un jour ainsi : sans touristes, sans bruit, sans foules massées à n’en plus pouvoir respirer dans les vaporettos, sans file devant les musées. Je revenais de voir les pigeons abandonnés de la place Saint-Marc.

Je revenais de Milan où on parlait partout, déjà, de la crise économique à l’horizon, qui inquiétait bien plus tous les gens rencontrés sur mon passage que le virus lui-même.

Pas étonnant, m’avait dit en substance une vendeuse du centre de Trévise, autre arrêt au passage, la ville où le virus a fait sa première victime italienne. Les inquiets et les malades ne sont pas dans la rue, là où vous vous promenez, m’avait-elle expliqué. Pas là où je posais mes questions, mais plutôt dans les résidences pour personnes âgées, dans les hôpitaux, dans les usines.

Un an plus tard, l’Italie essaie de garder la tête hors de l’eau. « C’est terrible pour les restaurants », m’a dit l’autre jour un ami chef et propriétaire de plusieurs établissements, en Émilie-Romagne.

Comme partout ailleurs. Non ! Ailleurs, il y a de l’aide gouvernementale. En Italie, il n’y a rien.

C’est vrai qu’ici il y a toutes sortes d’aides. Et un an après le début de la crise, oui, certaines bonnes tables ont fermé, mais ce n’est pas encore l’hécatombe annoncée.

La vague de problèmes financiers a plutôt frappé d’autres secteurs du détail : les vêtements, les chaussures, le thé, les articles de plein air.

La liste des entreprises qui ont pris la pandémie dans les dents depuis un an comprend Aldo, Reitmans, Coalision (marques Lolë et Paradox), SAIL, BestSeller (Vero Moda et Jack & Jones), Modasuite (la société derrière Frank & Oak), DavidsTea, Tristan, Laura, Ernest et le Groupe Dynamite. Le Château a aussi carrément fermé, et La Cordée et MEC traversent aussi des moments de redressement.

Des centaines de magasins. Au moins 26 000 employés, écrivait ma collègue Marie-Eve Fournier, en septembre dernier. Et ça a continué.

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Déjà, en Italie du Nord, fin février 2020, on pouvait apercevoir les signes concrets du clivage économique créé par la pandémie.

Des restaurants, des boutiques vides. Des gondoliers pleurant la disparition des touristes. Des hôtels priant pour voir s’arrêter chez eux le moindre visiteur.

Mais aussi, partout, les ruptures de stock.

Comme ici par la suite.

Pas de masques, pas de désinfectant, pas d’alcool à friction, pas de nettoyant antibactérien… « Esaurite, esaurite. » Épuisé.

Ici, c’était pas de papier de toilette, pas de farine, pas de levure, pas de skis de fond, pas de bois de construction, pas de poules à vendre…

Encore maintenant, on lit sur les difficultés des commerçants qui ont été privés de clients pendant six semaines en janvier et en février, sur leurs stocks non écoulés, ingérables avec l’arrivée de la prochaine saison. Et pourtant : essayez de trouver une paire de bottes de ski de randonnée, des fixations, des chaussures de course d’hiver, dans votre taille, des poids pour faire un peu de musculation à la maison. Épuisé, rupture de stock. Partout.

Cette année de pandémie a forcé et force encore des virages en épingle pour tant de commerçants dans tant de secteurs que c’en est un peu étourdissant.

La demande qui plonge et la demande qui bondit à des sommets inégalés, pour des durées indéterminées et indéterminables, selon les secteurs, cela oblige l’offre à faire des prouesses acrobatiques de niveau olympique.

Même les entrepreneurs qui ont profité de la croissance de la demande pour leurs produits vous diront que ce fut une année difficile.

Je l’ai entendu à plusieurs reprises.

Une année à gérer de « beaux problèmes » souvent ardus. Manque d’ingrédients, manque de pièces, manque de main-d’œuvre — peu motivée en raison de l’existence de la Prestation canadienne d’urgence. Clients mécontents des retards. Chaînes de production bouleversées. Virages parfois à 180 degrés, pour passer de l’esprit 2019, totalement « on abandonne le jetable, on recycle », à un esprit 2020, « tout doit être stérile ».

Adieu, sacs d’épicerie recyclables. On fait des vêtements d’hôpital qui finiront à la poubelle.

***

Un an plus tard, je regarde mes articles écrits tout au début de cette pandémie et ça me rend triste. Je ne me doutais pas, je ne voulais pas croire, que tant de gens mourraient.

Mais je savais aussi, déjà, que je poserais un regard critique sur certaines mesures de prévention.

« On a besoin d’aide pour que l’anxiété face à la contamination ne nous empêche pas de vivre normalement, ai-je écrit en mars 2020. Et de prendre des décisions rationnelles. Parce que la réalité, c’est que dès qu’on sort de chez soi, on commence à être à risque. »

Je pense encore la même chose.

Un an plus tard.

Et je pense que certaines mesures de prévention trop strictes ont heurté trop durement, injustement, certains groupes, certains secteurs. Et que, à l’inverse, certains travailleurs ont payé cher, de leur santé, la décision de maintenir leurs usines, leurs milieux de travail en marche.

J’espère qu’il y aura une enquête publique pour que l’on comprenne mieux les bons coups et les moins bons coups dans la gestion de cette pandémie. Pour tout ce qui touche les questions médicales, c’est clair. Mais aussi commerciales et économiques. A-t-on fait des victimes innocentes ?

J’essaie de rester optimiste.