« Mon argent à la banque ? Ce sont seulement des chiffres sur un écran d’ordinateur », laisse tomber Nassim Abi Chahine, au téléphone.

Son mode de vie ? Il y a un moment qu’il n’est plus ce qu’il était, même si l’homme de 43 ans travaille comme neurochirurgien à Beyrouth depuis des années, une ville qu’il adore.

Les banques ne laissent plus les Libanais retirer leur argent de leur compte librement, parce qu’il n’y en a plus dans leurs réserves. La limite pour chacun, même si leurs comptes sont pleins, en théorie ? L’équivalent de 500 $ par mois.

Entre deux explications sur le chaos de l’économie, le médecin me précise qu’il n’y a plus aucune vitre nulle part, sur aucun immeuble autour de lui.

Parler de catastrophe est peu dire.

Et tout cela était solidement en marche bien avant l’explosion dans le port, qui a démoli cette importante infrastructure libanaise, ravagé les rues commerciales de la capitale, ses quartiers résidentiels, laissé un bilan meurtrier qui ne cesse de s’aggraver alors que le nombre de résidants laissés sans toit continue d’augmenter.

PHOTO ANWAR AMRO, AGENCE FRANCE-PRESSE

Un homme est assis mercredi à l’entrée d’une banque lourdement endommagée par une explosion dans le port de Beyrouth, au Liban.

Tout cela est arrivé à un pays qui était déjà non pas à genoux, comme me l’a dit un homme d’affaires montréalais d’origine libanaise mercredi au téléphone, mais à terre, agonisant.

« C’est un pays en faillite, résume Roger Karam. La famine est à nos portes. C’est pire que le Venezuela. »

Plus de la moitié de la population vit sous le seuil de la pauvreté. Le taux de chômage est de plus de 30 %. L’économie est plus « dollarisée » que jamais, avec des taux de change officiels qui n’ont rien à voir avec la réalité de la rue. La livre libanaise est totalement effondrée.

Rien ne fonctionne plus. Certainement pas le gouvernement. Certainement pas les banques.

« Les banques faisaient semblant », dit le DAbi Chahine.

Le gouvernement, aux prises avec d’immenses problèmes de corruption, ne gérait pas l’économie. Le Liban n’était donc plus entendu par les institutions financières internationales qui auraient pu fournir de l’aide mais attendaient et attendent toujours une régularisation de la situation politique. Des réformes. La fin de la corruption.

Bref, le Liban est au sein d’un gâchis total.

« L’explosion ? C’était une question de temps avant que ça arrive », lance la femme d’affaires montréalaise d’origine libanaise Caroline Codsi.

Le pays, dit-elle, est mal géré du début à la fin.

En fait, à entendre tous ces Libanais à qui j’ai parlé mercredi, il n’est presque pas surprenant que la déchéance du système ait fini par déclencher une réelle catastrophe comme cette explosion forte comme un tremblement de terre, sentie jusqu’à Chypre.

Quand on ne gouverne pas, quand on n’applique pas les lois, quand on ne veille plus sur rien…

« Et personne n’a démissionné », ajoute le DAbi Chahine.

Personne, au pouvoir, n’assume la moindre responsabilité pour ce qui est arrivé mardi.

Il ne faut pas se fier aux succès des gens d’affaires d’origine libanaise à travers le monde pour croire que ce pays aux lointaines racines commerçantes a une fibre innée pour la prospérité, ajoute George Lutfy, un homme d’affaires montréalais dont le grand-père est arrivé au Canada en 1901. « C’est l’énergie des immigrants, la nécessité de travailler fort, le désir de bâtir quelque chose » qui ont créé ces succès, dit-il. À Montréal, les moyennes et grandes entreprises fondées par des Montréalais d’origine libanaise sont nombreuses. De Dollarama à Dynamite, en passant par Adonis, Amir et combien d’autres.

Un des morceaux du puzzle économique libanais, c’est d’ailleurs que tous ces émigrés, qui ont connu du succès à travers le monde, au Canada, aux États-Unis, en France, au Royaume-Uni, partout, ont souvent été les piliers financiers de familles restées sur les rives de la Méditerranée.

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Le Liban n’a pas toujours été au bord du gouffre.

Après la fin de la guerre civile, donc durant les années 1990, après une longue période de violence et de déchirements, l’économie a repris. Les cerveaux qui étaient partis dans les années 1970 et 1980, les étudiants formés à l’étranger, ont commencé à revenir au pays. Un virage technologique a commencé.

La vie économique a repris, avec de grands espoirs de virage moderne.

Mais trop rapidement, explique Roger Karam, le gouvernement a choisi de taxer de façon exagérée tout ce nouvel univers techno, des cellulaires à internet, et ainsi plomber cet essor, alors que le pays voisin, Israël, prenait son envol dans les technologies de l’information.

La reprise espérée a été plombée. Le développement économique attendu a ralenti.

Rendu en 2005, 2010, ajoute M. Karam, la situation était de nouveau morose, et les cerveaux ont recommencé à partir. Durant les deux dernières années, ça s’est accéléré.

Est-ce que le DAbi Chahine va rester quand même ?

« Je ne veux pas partir », répond-il. Il a sa famille, sa clinique, sa vie. Pas envie de repasser des examens pour être reconnu comme médecin dans un autre pays.

« Et puis, nous, les Libanais, on est habitués aux hauts et aux bas de l’économie », dit-il.

« Et puis, on a tellement de la belle nature, un super climat. Le problème, ce sont les mauvaises personnes qui tiennent l’économie de notre pays dans une boîte de fer. On ne peut rien faire. »