Payer 280 millions d’amende, est-ce beaucoup pour une firme comme SNC-Lavalin, dont les revenus annuels avoisinent les 9,2 milliards ?

Cette question soulève des débats passionnés dans la population en général comme chez les analystes financiers, les journalistes, les juristes et les politiciens. La somme peut sembler dérisoire – ou non –, mais son importance dépend de l’angle d’analyse qu’on choisit. Est-ce risible ou approprié ?

Trois angles peuvent être adoptés pour en juger. On peut s’en remettre à l’avis du tribunal. On peut consulter les analystes financiers, qui scrutent l’entreprise et son industrie dans les moindres détails. Ou on peut, enfin, se pencher sur la capacité de payer de l’entreprise, selon ses états financiers.

Les analystes avaient une bonne idée de l’ampleur de la fraude de SNC-Lavalin comme des amendes imposées ailleurs dans le monde pour des infractions similaires. Et même, ils se doutaient de l’amende attendue par la direction de SNC-Lavalin.

Pour cinq des analystes qui suivent le titre, l’amende devait probablement varier entre 250 millions et 750 millions, avec une moyenne de 400 millions. De ce point de vue, SNC-Lavalin s’en tire plutôt bien, avec son amende de 280 millions.

De son côté, le juge Claude Leblond, qui a géré le dossier, conclut que l’amende maximale aurait pu osciller entre 462 et 705 millions, soit trois fois les profits espérés par la fraude. Pour obtenir cette fourchette, il s’en est remis aux amendes imposées aux États-Unis et au Royaume-Uni en semblable matière.

Plusieurs facteurs atténuants viennent cependant réduire cette somme, explique le juge de la Cour du Québec. Parmi eux, le ménage complet qui a été fait dans la haute direction, l’implantation d’un régime pour éviter que de tels gestes de fraude se répètent dans l’avenir et, surtout, le fait que SNC a plaidé coupable.

En tenant compte de ces facteurs, le juge a accédé à la demande de la Couronne de ramener l’amende à 280 millions, payables sur cinq ans. Il estime qu’il faut aussi être sensible « à l’impact potentiel de la sentence sur l’entreprise ».

Cet « impact potentiel », justement, est ce qui m’intéresse plus particulièrement. Pour certains, SNC-Lavalin est une multinationale prospère si l’on se fie à ses revenus annualisés de 9,2 milliards. Or, la situation est tout autre, selon les états financiers vérifiés de l’entreprise.

En soi, les revenus d’une entreprise ne veulent rien dire. Si une organisation ne parvient pas à faire des profits après plusieurs années d’activités, elle ferme ses portes. Plus spécifiquement, une entreprise doit dégager des liquidités avec ses activités courantes, ce que les anglophones appellent le « cash flow » ou encore les flux de trésorerie. Sans ces liquidités, c’est la mort.

Or, chez SNC-Lavalin, le portrait à cet égard n’est pas jojo du tout. La firme a perdu du « cash » avec ses activités d’exploitation au cours de quatre des cinq dernières années. En moyenne, la perte annuelle a été de 333 millions, et celle des neuf premiers mois de 2019 s’est élevée à 668 millions !

Pour survivre, SNC-Lavalin doit vendre ses meubles, peut-on dire, et c’est ce qu’elle a fait lorsqu’elle s’est départie l’été dernier d’une participation de 10 % dans le consortium qui possède l’autoroute 407, ce qui lui a rapporté 2,6 milliards de liquidités après impôts. L’argent de ce joyau a notamment servi à rembourser une dette. Il lui reste encore un bloc de 6 % dans cette autoroute lucrative, qui est à Toronto.

Cette absence de liquidités s’explique par une gestion discutable, oui, mais aussi par l’épée de Damoclès que les accusations ont fait peser sur elle depuis huit ans, et par certaines malchances indépendantes de sa volonté, comme les tensions diplomatiques entre le Canada et l’Arabie saoudite, où SNC avait d’importants contrats.

Bref, imposer une amende de 280 millions à une entreprise qui perd 333 millions de « cash » par année depuis cinq ans, c’est ce qui s’appelle un coup dur et non une tape sur les doigts.

Lui imposer davantage, par exemple 1 milliard, aurait pu mettre en péril la survie de l’entreprise, ses milliers d’employés et son siège social montréalais. Qui en serait sorti gagnant ?

« La situation de trésorerie de SNC est loin d’être reluisante. Et c’est avec du cash qu’on paie les amendes », constate l’expert-comptable Michel Magnan, de l’Université Concordia.

Au bout du compte, cette amende appropriée et, surtout, l’abandon des accusations de corruption contre SNC, qui lui permettra de continuer à soumissionner à des contrats canadiens, devraient permettre à l’entreprise de s’en tirer, pour peu que la direction prenne de bonnes décisions.

Ouf, quel soulagement…