Dans un savoureux article paru tout récemment, la journaliste Lauren Collins, du New Yorker, défend la thèse voulant que la meilleure façon de lancer une conversation avec des inconnus, c'est de demander aux gens quelle est l’heure idéale pour souper.

À la conférence C2 Montréal, dont la version 2019 a démarré hier matin dans le quartier Pointe-Saint-Charles, dans les immenses studios de MTL GRANDÉ, j’ai encore constaté, comme c’est le cas chaque année, que la meilleure façon de lancer une conversation avec des inconnus est plutôt de demander à mes interlocuteurs – photographes, scientifiques, publicitaires, entrepreneures… – quel est l’avenir des médias. Ou quel sera leur prochain modèle d’affaires idéal.

À C2, grande conférence de créativité en affaires, tout le monde a une réponse.

Les gens des médias ont leur idée, bien sûr. Les publicitaires ont leur idée aussi, puisque ce sont leurs pubs qui ne financent plus suffisamment les médias traditionnels. Les gens d’affaires ont leur idée, parce que tous savent relancer des entreprises…

Qu’ils travaillent dans le vaste monde de la technologie de pointe ou dans la pub plutôt traditionnelle – l’événement a quand même été fondé par des gens de l’agence Sid Lee et son ADN demeure très marketing –, ils ont tous réfléchi à l’avenir de la communication.

Donc, évidemment, le conférencier Tom Standage, éditeur adjoint de la revue hebdomadaire britannique The Economist, y a réfléchi. Et avait un point de vue quand je l’ai eu en entrevue.

Selon le journaliste, qui était conférencier hier, la recette est assez claire : si les médias veulent continuer à faire du bon travail, ils doivent vendre leur produit, faire payer les lecteurs.

Lorsqu’on lui parle de gratuité, il fait la moue, même s’il comprend que pour ceux qui ont bradé leur contenu dans le passé – il donne en exemple un magazine concurrent qui fait payer le dixième du prix de l’Economist pour un abonnement –, il est difficile de changer les habitudes des clients. « Nous, on a toujours été cher. »

Un abonnement annuel coûte 255 $ pour The Economist, qui tire à 1,2 million d’exemplaires.

Cela dit, l’idée de payer prend sa place au sein de la population, croit-il. Lui-même un ancien du Guardian, il a été agréablement surpris de voir la campagne de souscription volontaire de ce dernier bien fonctionner sur son site web gratuit.

« Les gens savent que l’expertise et le jugement humains demeurent non remplaçables par des algorithmes », explique-t-il. Et on en a besoin si on veut comprendre le monde.

Aux publications qui veulent survivre, il conseille donc de ne pas avoir peur des abonnements. Ceux-ci représentent maintenant 65 % des revenus de son magazine – alors qu’il y a 10 ans, la pub représentait 87 % des revenus.

Cela permet à la revue de payer le salaire de correspondants partout dans le monde, incluant une équipe de près de 10 personnes en Chine. La qualité, note M. Standage, demeure le meilleur investissement.

Étonnamment, le journaliste croit que les médias présents dans de petits marchés comme le nôtre sont avantagés. « Vous n’avez pas à être en concurrence avec, par exemple, le Washington Post qui est financé par Dieu – Jeff Bezos, d’Amazon… Et les gens veulent lire des nouvelles locales, dans leur langue. »

Et les raisons de s’abonner, de payer pour un média, ne sont pas toujours compliquées. Le New York Times cartonne avec ses recettes et ses mots croisés et sudokus… « Et il y a un avantage pour les marques déjà établies », ajoute-t-il.

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Piera Luisa Gelardi regarde l’avenir différemment.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Piera Luisa Gelardi, cofondatrice et directrice exécutive du contenu créatif d’un nouveau média, Refinery29.

Elle, elle est cofondatrice et directrice exécutive du contenu créatif d’un nouveau média. Une plateforme appelée Refinery29, qui n’existait même pas il y a 15 ans.

Les vieux modèles à sauver ? Elle est ailleurs.

Ancienne directrice photo dans un magazine new-yorkais appelé City, elle a lancé son site web pour parler de créateurs de mode et de designers qui ne trouvaient justement pas de place dans les médias traditionnels.

Dès le départ, le concept s’est imposé. « Donner une place à des voix qui n’étaient pas reconnues. »

Avec les années, cette idée a été déclinée de mille façons. Autant par la création de banques de photos où règne la diversité que par le recrutement dans la rue de mannequins qui n’ont rien à voir avec les modèles stéréotypés. 

« C’est notre façon de remettre en question le statu quo », explique-t-elle. Et à travers des sujets pas mal toujours traités banalement dans les médias dits féminins traditionnels – les cheveux, la peau, le sexe… –, Refinery ouvre la porte à des conversations sur la discrimination, l’identité, l’exclusion… Et maintenant, Refinery29 parle de tout, même de politique, de finances personnelles, et ouvre la porte à toutes les voix, incluant les hors-normes. 

Et apparemment, les internautes avaient envie de lire sur tout ça ! Appuyé par pas mal de publicité sous forme notamment de contenus de marque, Refinery29 affirme qu’il rejoint aujourd’hui plus de 425 millions de personnes, avec ses éditions un peu partout dans le monde – il y a une version allemande, une version britannique. Il y a même maintenant un bureau à Toronto, parce que Refinery29 organise des conférences, des événements. Son contenu prend aussi la forme d’expériences.

Est-ce dire, vu le succès de Refinery29, que l’avenir est dans l’inclusion et la diversité ?

Tout à fait, explique Nicole Jacek, co-chef de la direction du design chez Wieden + Kennedy, grande agence de publicité américaine connue pour son travail avec Nike. (L’autre co-chef est sa femme Noreen Morioka.)

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Nicole Jacek, co-chef de la direction du design chez Wieden + Kennedy

Depuis qu’elle est arrivée à son poste il y a un an et demi, elle a embauché 100 personnes, explique-t-elle, dont seulement 15 sont des hommes blancs comme dans Mad Men. Tout le reste de l’équipe est totalement diversifié. « Ça change la dynamique de façon tellement saine », affirme la graphiste.

C’est cette mentalité qui permet à l’agence de rester aussi pertinente, avec des campagnes comme celles que Nike a faites l’hiver dernier, mettant en vedette Serena Williams ou Colin Kaepernick.

Les marques profitent de cette ouverture pour l’expression de ce qu’elles sont. « Et nous, comme publicitaires, on est là pour donner des voix aux marques. »

Si les leaders des autres milieux d’affaires ou des autres agences ne voient pas ça, dit Nicole Jacek, « c’est parce qu’ils ont peur du changement ». 

La crème glacée pour apprendre à socialiser

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Manish Vora, cofondateur du Museum of Ice Cream, est venu parler de son entreprise hier, à C2 Montréal.

La marque est toute désignée pour embellir les comptes Instagram de sa clientèle. Depuis près de trois ans, The Museum of Ice Cream, né à New York, est aussi beau à goûter qu’à vivre et à regarder. Mais étonnamment, ses fondateurs Maryellis Bunn et Manish Vora ont décidé de plaire à une génération née avec un téléphone dans les mains… sans recourir à leur téléphone ni à leurs réseaux sociaux.

« Instagram n’a été qu’un outil pour nous, confie Manish Vora, en entrevue avec La Presse, en marge de sa participation à l’événement C2 Montréal hier. Il fait partie de la vie sociale de notre clientèle. On ne peut pas ne pas en tenir compte. Mais Instagram n’est pas la raison pour laquelle le musée est populaire. On avait vendu 30 000 billets [de 12 $US à 18 $US] en cinq jours avant même de commencer son aménagement en 2016. »

Depuis, des adresses éphémères et une permanente ont vu le jour à Los Angeles, Miami et San Francisco. « Celle de Los Angeles a affiché complet pendant dix mois, affirme Manish Vora. Une seule personne sur dix réussissait à avoir un billet. »

Les deux fondateurs souhaitaient répandre la « joie » dans un endroit rose bonbon où l’on puisse manger de la crème glacée, vivre de multiples expériences sensorielles et en groupe. Et ce, en laissant de côté son téléphone intelligent.

« La technologie nous isole. Interagir entre citoyens commence à être un sérieux problème dans notre société. Quand le bureau devient le principal endroit où socialiser… C’est grave que les entreprises aient à penser à ça. » — Manish Vora, cofondateur du Museum of Ice Cream

Apprendre à socialiser passerait ainsi notamment par un Musée de la crème glacée ! Quelque chose que tout le monde aime. « Sous une forme ou une autre : quand ce n’est pas la crème glacée, c’est du sorbet ou du yogourt glacé, note Manish Vora. Nos familles étaient surprises qu’on bâtisse quelque chose d’abstrait comme ce musée. Mais j’en fais maintenant une mission. On demande à nos clients de mettre de côté leur appareil, de jouer avec la crème glacée et de parler aux étrangers. C’est prouvé scientifiquement que de telles interactions rendent heureux. »

Depuis 2016, le Musée aurait accueilli 1,5 million de visiteurs. « Et nous avons déboursé zéro dollar en marketing pour le premier million de visiteurs, jure Manish Vora. La solution était simple à nos yeux : la crème glacée peut rassembler les gens. Mais nous ne savions pas dans quoi nous nous lancions ! »

Et encore fallait-il plaire à de jeunes générations, les Z (nés après 2000) et les milléniaux, qui ont le nez collé sur leur téléphone. « Je calcule combien de temps je passe sur mon téléphone et Instagram, et ça m’effraie grandement, et ça devrait effrayer tout le monde », confie le dirigeant de 39 ans qui a autrefois travaillé en finance.

Pour arriver à attirer l’attention d’une jeune clientèle et espérer lui plaire, le Museum of Ice Cream peut compter sur ses jeunes employés, dont 75 % sont nés après l’an 2000. Son dirigeant parle de la nécessité d’engager un dialogue ouvert et d’être transparent. « La génération Z recherche l’authenticité dans les marques, les expériences, entre employés, énumère Manish Vora. C’est la raison pour laquelle les buzz words comme “moments Instagram” et “influenceurs” ne sont pas ce qui motive notre travail. On fait simplement ce qu’on veut. »

Depuis 2016, la direction du Museum of Ice Cream a néanmoins pris le temps d’analyser sa clientèle. « En fait, on ne l’étudie pas, mais on joue avec elle, explique Manish Vora. On est dans la conversation. Nos employés sont des participants actifs dans l’entreprise. La moitié de nos produits émerge de notre siège social et l’autre moitié de nos employés. Notre produit change constamment. On prend le feedback, ce qui fonctionne ou non, chaque jour, et on apporte des changements le lendemain. On ne parle pas à la génération Z, on est la génération Z ! »