Des chercheurs de Polytechnique Montréal viennent de créer un « superfluide », état exotique de la matière. Leur découverte pourrait faciliter la transition vers des ordinateurs quantiques, où l'information circule sous forme de lumière plutôt que de courant électrique. Pour y voir plus clair, La Presse s'est entretenue avec  Stéphane Kéna-Cohen, de Polytechnique Montréal, qui est l'un des coauteurs de l'étude publiée en juin dans la revue Nature Physics.

LA SUPERFLUIDITÉ

Quand un cours d'eau frappe une roche affleurante, il se crée un sillage en aval. C'est la même chose pour la lumière : quand elle frappe un obstacle, elle est diffusée. Sauf si elle est « superfluide ». Il s'agit d'un état de la matière où certaines des propriétés normales des ondes ne s'appliquent plus. La superfluidité de la lumière était jusqu'à maintenant un concept théorique, sauf à très basse température, près du zéro absolu (- 273 oC). Des chercheurs de Polytechnique Montréal viennent de le concrétiser pour la première fois à température ambiante, avec des collègues italiens.

ORDINATEURS QUANTIQUES

« Les aspects plus pratiques concernent l'informatique quantique, l'utilisation de circuits optiques plutôt qu'électriques dans les ordinateurs, dit M. Kéna-Cohen. On sait déjà qu'on peut créer des portes logiques, les dizaines d'interrupteurs qui sont à la base des ordinateurs, avec de la lumière sans qu'il y ait de problèmes de chaleur comme avec l'électricité. Mais s'il y a des défauts de fabrication, il y a des pertes dans la lumière. L'avantage du superfluide, c'est de protéger contre les pertes. Notre système est facile à manipuler pour l'informatique quantique. »

POLARITONS

Stéphane Kéna-Cohen, de Polytechnique Montréal, est un spécialiste des « polaritons », mélange de lumière et de matière. C'est la base de cette expérience de superfluidité. « Dans ce mélange de lumière et de matière, il y a des collisions et des répulsions entre particules. Ça donne un comportement fluidique. » L'un des intérêts des polaritons est que si on les utilise comme source d'émission laser, c'est-à-dire pour créer la lumière rouge typique, le laser consomme beaucoup moins d'énergie que si on crée l'émission laser de manière conventionnelle.

GENÈSE

« Nous avons créé le premier laser de polaritons au monde en 2010, dit l'ingénieur physique montréalais. En 2014, j'étais un peu déçu que personne ne reprenne ces travaux. On a démontré un autre système laser en même temps qu'un papier d'IBM sur le même sujet. Depuis, beaucoup de groupes s'y sont penchés. En 2016, nous avons établi une collaboration avec le groupe CNR Nanotec à Lecce, en Italie. Ils avaient la capacité de faire l'expérience qu'on avait démontrée, créer un condensat de polaritons avec une vitesse très spécifique. Ils ont à la fois un laser assez puissant et de l'équipement microscopique très avancé. Ce sont des experts de ce genre de mesures à très basse température. On pensait que ce serait possible à température de la pièce. C'est très cool comme résultat, assez dramatique comme effet. C'est exactement comme notre code de simulation. »

HYDRODYNAMIQUE QUANTIQUE

« A priori, ce qui nous intéresse, c'est les possibilités pour la physique, dit M. Kéna-Cohen. On a un système où on peut étudier l'hydrodynamique quantique [l'écoulement de la lumière à des échelles extrêmement petites, quand la physique est décrite par des fonctions d'onde] de façon beaucoup plus simple. On peut créer des analogues de systèmes quantiques très compliqués pour les simuler. Par exemple, on peut faire une maille qui ressemble à une feuille de graphène, un matériau miracle, pour trouver les états électroniques du graphène, au lieu de faire un calcul avec ordinateur qui peut être relativement compliqué. »

CATALYSE

« Un truc vraiment intéressant auquel on commence à s'intéresser est la possibilité de manipuler les taux des réactions chimiques, dit M. Kéna-Cohen. Ça pourrait être intéressant pour la catalyse. Au lieu d'avoir des molécules isolées dans la réaction chimique, on les combine avec de la lumière pour créer de nouveaux états énergétiques. Ça pourrait baisser le seuil d'activation de la réaction chimique. »

IMAGE FOURNIE PAR POLYTECHNIQUE MONTRÉAL

Stéphane Kéna-Cohen dans son laboratoire