Pour prendre le pouls des urgences, le ministre de la Santé, Christian Dubé, arrive souvent sans s’annoncer. La Presse l’a suivi pendant l’une de ses visites inopinées.

(Lévis) « Bonjour, madame, je voudrais voir l’infirmière en chef ou son assistante. » Les yeux de la femme derrière le comptoir s’écarquillent.

« L’urgence, c’est de l’autre côté, monsieur », lui indique la réceptionniste de l’Hôtel-Dieu de Lévis. Elle s’interroge visiblement sur son interlocuteur qui vient d’enfiler un masque médical.

C’est bien lui, se dit-elle.

« Voulez-vous que j’aille avec vous ? »

« Oui, venez avec moi, s’il vous plaît. »

Christian Dubé débarque sans s’annoncer dans l’établissement de Chaudière-Appalaches. Deux gardes du corps se tiennent à l’écart. Seule une employée de son cabinet l’accompagne, elle aussi en retrait.

Nous sommes jeudi, 14 h. La semaine de travaux parlementaires vient de se terminer à Québec. Avant de rentrer à Montréal, le ministre de la Santé s’arrête à Lévis.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Le ministre Christian Dubé à son départ de l’Assemblée nationale, en direction de l’Hôtel-Dieu de Lévis

L’établissement traverse une crise : il y a deux semaines, les infirmières de l’équipe de soir ont refusé d’effectuer leur quart de travail, épuisées par le recours au temps supplémentaire obligatoire (TSO).

« Ça fait longtemps que je l’ai dans ma mire », nous glisse avant de partir le ministre de la Santé au sujet de cet hôpital.

À notre demande, M. Dubé a accepté que La Presse l’accompagne lors d’une de ses « visites surprises », comme il les appelle. Comment ça se passe ? Que cherche-t-il à comprendre ? Et surtout, en quoi est-ce utile pour lui ? Autant de réponses que nous voulions obtenir.

Crise dans les urgences

Christian Dubé a encaissé un échec à l’automne lorsque les urgences du Grand Montréal sont devenues « hors de contrôle »1, un an après avoir ordonné la création d’une cellule de crise pour les désengorger.

Au contraire, la situation « s’est détériorée de manière fulgurante » pendant que « toute l’attention ministérielle était concentrée » sur la vaste réforme du ministre, dénonçait en décembre le Regroupement des chefs d’urgence du Québec (RCUQ).

La sortie musclée du RCUQ survenait quelques jours après la mort de deux patients aux urgences achalandées de l’hôpital Anna-Laberge, à Châteauguay. On reprochait aussi au ministre d’avoir changé la formule de la cellule de crise, laissant le Ministère « prendre le contrôle »2.

Dans la foulée, l’opposition à Québec l’a accusé d’avoir « échoué à ses responsabilités »3.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Le ministre Christian Dubé à son arrivée à l’Hôtel-Dieu

Des critiques sévères que le ministre a accueillies difficilement, ont témoigné deux sources du réseau de la santé impliquées dans la gestion des opérations, qui n’ont pas l’autorisation d’en parler publiquement.

De l’électricité dans l’air

Dans les corridors de l’Hôtel-Dieu de Lévis, il y a soudainement de l’électricité dans l’air. Les regards se multiplient, les employés s’agitent. « As-tu vu ? C’est le ministre de la Santé », murmure un usager à sa conjointe.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Poing contre poing, un patient de l’Hôtel-Dieu salue Christian Dubé.

D’un pas rapide, M. Dubé ne s’attarde pas et se fraie un chemin jusqu’aux urgences. Près des bureaux administratifs, une porte s’ouvre. « Est-ce que je dérange votre réunion ? Je cherche la cheffe des urgences », lance le ministre au groupe d’employés.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Lors de sa visite, M. Dubé n’est accompagné que de deux gardes du corps et d’une employée de son cabinet.

Ébahie, Marie-Claude Marcoux se lève. C’est l’infirmière-assistante au supérieur immédiat des urgences. « Vous voulez parler à ma cheffe ou… euh, ma cheffe est là, oui », bredouille-t-elle.

Autour du ministre, on s’active pour trouver au plus vite la cheffe des urgences. « Je fais juste une petite visite surprise », explique M. Dubé pour désamorcer la tension. « Oui, je vois ça ! On ne vous attendait pas. Bien, c’est correct là », ajoute Mme Marcoux.

La cheffe des urgences, Mélissa Bernard, apparaît enfin, un peu essoufflée. Amélie Lambert, coordonnatrice des activités de l’hôpital, aussi. « J’ai trouvé le jackpot », s’exclame le ministre. Tout le monde prend place autour de la table d’une petite salle encombrée.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Marie-Claude Marcoux, Amélie Lambert et le ministre Christian Dubé (de dos), lors d’une rencontre inopinée

« Êtes-vous remises de vos émotions ? » leur demande M. Dubé. « Mon objectif est très simple : je sais qu’il y a des moments qui sont difficiles dans les urgences, on a mis en place une cellule de crise, vous êtes au courant de ça », relate-t-il. Elles opinent.

J’aime ça aller sur le terrain et entendre. Il n’y a pas personne ici pour dire “ça, je leur ai dit, ça, je ne leur ai pas dit”, je ne suis pas là-dedans. Je regarde vos chiffres et j’ai quelques questions.

Christian Dubé, s’adressant à des employées de l’Hôtel-Dieu de Lévis

Des cibles à atteindre

Avant de franchir les portes de l’Hôtel-Dieu de Lévis, Christian Dubé, dans sa voiture de fonction, a examiné les données de l’établissement sur son tableau de bord. « Ça, c’est très bon », pointe le ministre, regardant le délai de prise en charge, qui tourne autour de 1 heure 36 minutes.

« L’enjeu ici est beaucoup plus au niveau des civières. » Lors de notre passage, la durée moyenne de séjour sur civière était de 20 heures 49 minutes. La cible provinciale au 31 mars est 17 heures. « Pour ça, ils ont une grosse job », dit-il.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Il regarde ensuite le TSO, le fameux temps supplémentaire obligatoire. La courbe sur le graphique monte en flèche. « Les infirmières ont fait un sit-in à cause du TSO, on le voit bien ici. »

Un sit-in est une manifestation syndicale pour dénoncer le recours au TSO – un quart de travail forcé supplémentaire de huit heures ou moins.

En trois mois, d’octobre à janvier, les infirmières des urgences de l’Hôtel-Dieu ont exécuté 178 quarts de travail en TSO pour un total de 327 heures, a indiqué le CISSS de Chaudière-Appalaches.

Le syndicat local soutient que le taux d’heures effectuées en TSO a doublé en janvier par rapport à l’année dernière.

M. Dubé s’est engagé à éliminer le TSO lors du dépôt de son Plan santé, qui vise le redressement du réseau à « l’horizon 2025 ». Le plan stratégique du Ministère ne contient aucune cible graduelle.

Dans la salle de l’Hôtel-Dieu de Lévis, l’atteinte de l’objectif semble encore lointaine. Christian Dubé aborde d’ailleurs la question avec ses interlocutrices. « Ce que je veux, c’est être certain qu’on vous donne tous les outils [pour agir]. Le sit-in l’autre fois, je comprenais que… »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Le ministre Christian Dubé a consacré un peu moins d’une heure à sa visite surprise.

Marie-Claude Marcoux l’interrompt : « Ce n’était pas un sit-in, c’est un épuisement […] Les gens ne sont pas rentrés parce qu’ils étaient épuisés. » L’infirmière, plus à l’aise, lui explique alors la situation survenue le 21 janvier. Leur téléphone de service sonne sans arrêt.

Nombreux enjeux

Lits fermés, pénurie de main-d’œuvre, circulation de virus, défis de coordination… la discussion est ouverte. Les employées notent aussi une forte présence d’aînés aux urgences en raison de ce qu’elles appellent dans leur jargon du « dumping de résidence », c’est-à-dire lorsqu’un résidant d’un milieu d’hébergement est envoyé à l’hôpital parce que son état de santé devient « trop lourd ».

Rapidement, les travailleuses pointent le « défi » de libérer des lits aux étages – un enjeu que le ministre veut à l’avenir mieux mesurer – pour faire « monter » des patients des urgences.

Amélie Lambert souligne les améliorations constatées depuis la création du poste de « coordonnateur de fluidité », une fonction occupée par un médecin, qui intervient pour « sortir des patients ». Il s’agit d’une recommandation de la cellule de crise. Le ministre s’en réjouit.

Malgré la réactivation de la cellule de crise et les mesures mises en place par Québec en décembre, le portrait dans les urgences n’est toujours pas rose. Dans l’ensemble du Québec, la durée moyenne en salle d’attente en est de 4 heures 52 minutes. La durée moyenne de séjour sur civière atteint 18 heures 28 minutes.

M. Dubé est attentif. Marie-Claude Marcoux lui fait remarquer que l’équipe des urgences a aussi préparé un document avec plusieurs pistes de solution. Le ministre fronce les sourcils. « À qui l’avez-vous remis ? Quel suivi avez-vous eu ? », s’enquiert-il.

« L’offre a été un comité de travail », répond Mme Marcoux, lui laissant savoir que les troupes ne sont pas pour l’heure très enthousiastes. « C’est un peu comme, un autre comité, toujours de la paperasse et pas beaucoup d’actions », résume l’infirmière.

« Je suis là pour ça », lui assure le ministre. La travailleuse est touchée, elle le remercie et lui demande s’il veut prendre connaissance du document.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Le ministre de la Santé du Québec, Christian Dubé

« Oui, je veux le voir. Je vais faire mieux que ça, je vais vous laisser mon numéro de téléphone et vous me l’enverrez par texto. Voulez-vous prendre mon numéro en note ? »

« Euh, oui », répond-elle en jetant un regard étonné à ses collègues. Il prend ensuite des photos de leurs cartes d’employés pour « faire le suivi ».

Le ministre a indiqué à La Presse qu’il donne habituellement son numéro personnel au nombre restreint d’employés qu’il rencontre dans ce genre de visites.

L’entretien dure une bonne vingtaine de minutes. Avant de partir, le ministre passe par le bureau d’Amélie Lambert, qui dispose d’un nouveau tableau interactif pour connaître l’état d’engorgement des étages.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Christian Dubé photographie un tableau interactif permettant de connaître l’état d’engorgement sur les étages.

La présence de leur invité s’est ébruitée. Une cadre et deux adjoints viennent à sa rencontre. M. Dubé les salue poliment, mais demeure concentré sur la coordonnatrice qui lui présente son tableau de bord. Il quitte ensuite l’hôpital. Durée de la visite ? Environ 50 minutes.

Un suivi dans un mois

Christian Dubé nous fait bien comprendre que l’objectif de ses « visites surprises » – il veut en faire une par semaine cet hiver – n’est pas de rencontrer les hauts gestionnaires ou les PDG. Ils ne sont d’ailleurs pas prévenus, nous a-t-il indiqué. Seuls quelques membres de son entourage sont informés.

« Si j’avais demandé de les voir avant, je n’aurais pas eu la même impression, je n’aurais pas eu l’heure juste comme je l’ai eue, on se comprend », explique le ministre en entrevue.

Pensons à la franchise que Marie-Claude avait, il n’y avait pas une commande de son patron, d’être là ou de dire ceci… On voyait qu’elle était capable d’être à l’aise. […] Je veux que la personne que je vois sente qu’elle a une relation privilégiée avec moi.

Christian Dubé, ministre de la Santé

Christian Dubé effectue le suivi de ses visites avec son « coordonnateur d’accès » à la première ligne, l’ex-PDG du CIUSSS de la Capitale-Nationale, Michel Delamarre.

Ce dernier a été nommé en octobre notamment pour s’assurer de l’implantation à travers le réseau des solutions de la cellule de crise.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Le ministre Christian Dubé quittant l’Hôtel-Dieu de Lévis pour se rendre à Montréal

« Quand je m’assois avec Michel, je vais lui dire : “c’est ça que j’entends”. Et si on dit la même chose, c’est parfait, je sais qu’il travaille sur la bonne affaire », résume-t-il.

Dans le cas de l’Hôtel-Dieu de Lévis, il s’est engagé auprès des employées à faire personnellement un suivi d’ici un mois. C’est environ le délai qu’il donne à ses équipes pour qu’elles apportent des changements.

1. Lisez l’article « Les urgences “hors de contrôle” »  2. Lisez l’article « Des enquêtes à la suite de deux morts à Anna-Laberge » 3. Lisez l’article « Christian Dubé a “échoué à ses responsabilités”, dénonce l’opposition »

Le cas Anna-Laberge

Christian Dubé a fait la même chose en se rendant à l’hôpital Anna-Laberge, dans les jours suivant les deux décès à la fin novembre. Le CISSS de la Montérégie-Ouest a confirmé à La Presse qu’il s’agissait d’une « visite surprise » du ministre. Des mesures ont été identifiées. « J’ai fait le suivi et on a été capable de baisser la [durée moyenne de séjour sur civière] d’une heure et demie », rapporte M. Dubé. L’établissement a aussi indiqué que dans le mois suivant la visite du ministre, la durée de prise en charge avait diminué d’environ une heure.