(Edmonton et Ottawa) L’Alberta s’est lancée dans la création d’une agence de santé centralisée comme on arrache un pansement. D’un coup sec.

« Tout s’est passé littéralement du jour au lendemain », se rappelle le député fédéral Ron Liepert, qui avait piloté cette grande réforme en 2008. Il était alors le ministre de la Santé de cette province de l’Ouest canadien dirigée par un gouvernement progressiste-conservateur. Aucun projet de loi n’avait été nécessaire pour éliminer les neuf agences de santé régionales et trois organismes provinciaux chargés de traiter les dépendances et les cancers et d’offrir des soins de santé mentale. La législation albertaine lui donnait le pouvoir de procéder par arrêté ministériel.

« J’avais une conférence de presse à 9 h le matin et, pendant ce temps, les hauts fonctionnaires du Ministère étaient en train de contacter 200 administrateurs pour les renvoyer et 12 PDG pour leur annoncer qu’ils perdaient leur rôle. »

Le gouvernement les avait remplacés par un seul conseil d’administration et un nouveau président-directeur général, tous deux intérimaires. Leur mandat était de définir la structure de cette nouvelle organisation.

À l’époque, de nombreux problèmes plombaient le système de santé albertain. Les hôpitaux se livraient une féroce concurrence pour l’obtention de ressources et la qualité des soins était inégale d’une région à l’autre. La rivalité entre les établissements des villes d’Edmonton et de Calgary était telle qu’elle nuisait à l’accès aux traitements médicaux. Des patients étaient même transférés à plus de 500 km en Saskatchewan ou dans l’État américain du Montana pour obtenir certains services de pointe au lieu d’être dirigés vers un hôpital, plus près, de la ville « ennemie ». La proportion des coûts administratifs du système de santé « frisait les 10 % et ce n’était pas encore assez », se souvient Ron Liepert.

Injecter plus d’argent dans un système qui, de toute façon, ne fonctionnait pas correctement n’était pas une option pour moi.

Ron Liepert, ex-ministre de la Santé de l’Alberta

Aujourd’hui, l’Alberta est la province qui débourse le moins dans tout le pays. Selon l’Institut canadien d’information sur la santé, son ratio pour les dépenses des services organisationnels (administration, finances, ressources humaines, communication, etc.) est de 2,7 %, bien en deçà de la moyenne canadienne de 4,3 %. À titre comparatif, le ratio du Québec est de 4 %. Le coût d’un séjour moyen à l’hôpital demeure toutefois le plus haut au pays, notamment en raison des salaires élevés versés aux médecins et aux infirmières.

Alberta Health Services (AHS) est l’employeur le plus imposant de la province, avec 112 300 salariés, et demeure, pour l’instant, la plus grande agence de santé au pays. Elle dispose d’un budget de 17,5 milliards⁠1 afin de servir une population de 4,4 millions de personnes. Elle sera toutefois détrônée par Santé Québec après l’adoption du projet de loi 15.

Mais la réforme québécoise n’est pas un copié-collé de celle effectuée en Alberta, met en garde Antoine de la Durantaye, attaché de presse du ministre de la Santé, Christian Dubé. « C’est nous-mêmes qui avons posé notre propre diagnostic », fait-il remarquer. Avec les rapports de la commission Clair, du commissaire à la santé et au bien-être et de la sous-ministre Dominique Savoie. C’est après coup que le Québec s’est rendu compte que sa réforme avait des similitudes avec celle de la province productrice de pétrole. Au cabinet du ministre, on ne veut surtout pas répéter les erreurs de l’Alberta qui a foncé sans se préparer. C’est pourquoi un comité de transition sera mis sur pied pour une durée de deux ans.

PHOTO JEFF MCINTOSH, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Avec le temps, la réforme a permis de réduire les coûts administratifs et d’améliorer le traitement de certaines maladies en Alberta.

Une longue transition

Lors de sa création, le rôle de cette agence de santé centralisée était d’exécuter les grandes orientations formulées par le ministre de la Santé et ses fonctionnaires. Le gouvernement devait, quant à lui, garder une saine distance.

« Si vous voulez adopter une politique stipulant que l’attente pour les interventions chirurgicales ne doit pas dépasser trois mois, vous travaillez avec le nouveau conseil d’administration et le PDG pour déterminer le financement requis, cite à titre d’exemple Ron Liepert. Ensuite, vous investissez les fonds pour que ça fonctionne et vous laissez la mise en œuvre à l’agence. Si ça ne marche pas, là vous intervenez. »

C’est ce qui s’est passé au Québec durant la pandémie. La Santé publique élaborait sa politique de vaccination et Daniel Paré, qui dirigeait la campagne, s’occupait de toute la logistique. Un partage des tâches jugé beaucoup plus efficace.

Si, avec le temps, la réforme a permis de réduire les coûts administratifs et d’améliorer le traitement de certaines maladies en Alberta, les premières années de sa mise sur pied ont été particulièrement houleuses.

Stephen Duckett, premier président-directeur général d’AHS recruté aussi loin qu’en Australie, estime aujourd’hui qu’on lui avait confié « une mission impossible ».

« Nous avions 30 systèmes de paie différents pendant longtemps, raconte-t-il de sa résidence de Melbourne. Nous ne savions pas combien d’employés nous avions. »

Une situation « dysfonctionnelle et désespérante » envenimée par des compressions budgétaires. « C’était très difficile à gérer tout en absorbant 1 milliard de coupes », reconnaît le septuagénaire. Son court mandat s’est terminé dans la controverse.

Huit ans se sont écoulés après la centralisation avant que l’administration soit bien huilée, dont quatre pour mettre sur pied le système de paie unique. « C’était un gros changement non seulement pour les Albertains, mais également pour les travailleurs de la santé », constate Verna Yiu, qui a dirigé l’agence pendant six ans jusqu’à ce qu’elle soit remerciée par le gouvernement conservateur uni de Jason Kenney en 2022. Elle est aujourd’hui la vice-rectrice intérimaire des études à l’Université de l’Alberta, où elle a accepté de nous accorder sa toute première entrevue depuis son licenciement. Lorsqu’elle est devenue présidente-directrice générale de l’agence, la plus grande partie de la réforme était en place. « C’est vraiment en 2016 que nous avons pu apporter de grandes améliorations à la qualité des soins tout en maintenant la viabilité financière du système de santé », indique la pédiatre spécialisée en néphrologie.

PHOTO JEFF MCINTOSH, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

En Alberta, le coût d’un séjour moyen à l’hôpital demeure le plus haut au pays, notamment en raison des salaires élevés versés aux médecins et aux infirmières.

Un talon d’Achille

L’idée de laisser une grande agence de santé s’occuper de tout le volet opérationnel du réseau a fonctionné au départ. Mais la situation s’est gâtée après un remaniement ministériel, moins de deux ans plus tard.

Le père de la réforme, Ron Liepert, évitait de s’immiscer dans les affaires de l’agence, mais son successeur avait une approche contraire.

Mon remplaçant aimait se mêler des dossiers et il n’y a aucun doute que c’est ce qui a déclenché l’ingérence politique.

Ron Liepert, ex-ministre de la Santé de l’Alberta

Depuis, AHS est le théâtre de grands déchirements au gré de l’humeur des élus.

Le conseil d’administration a été dissous en 2013 par les progressistes-conservateurs, restauré en 2015 par les néo-démocrates, puis dissous de nouveau en 2022 par l’actuelle première ministre Danielle Smith des conservateurs unis. Il a ainsi été remplacé à deux reprises par le même administrateur unique nommé par le gouvernement. Une entorse à l’autonomie qui avait été accordée à l’agence de santé lors de sa création. Danielle Smith veut maintenant faire marche arrière et régionaliser la prise de décision, 15 ans après la centralisation, et ce, malgré les bons coups de l’agence de santé durant la pandémie.

Huit mois plus tôt, son prédécesseur, Jason Kenney, avait congédié la PDG d’AHS, Verna Yiu, qui était en poste depuis six ans et qui était pourtant appréciée. Sa politique de vaccination obligatoire des travailleurs de la santé durant la pandémie avait mal passé auprès du gouvernement des conservateurs unis, influencé par le mouvement antivaccination.

« J’ai accepté ce poste en sachant que je pourrais être licenciée le lendemain », affirme la Dre Yiu sans vouloir s’avancer davantage sur les circonstances de son départ. « C’est le propre de ce type d’emploi supérieur. » Elle croit que le jeu en a tout de même valu la chandelle.

PHOTO MYLÈNE CRÊTE, LA PRESSE

Verna Yiu a été présidente-directrice générale d’Alberta Health Services avant d’être remerciée par le gouvernement de Jason Kenney en 2022.

Les PDG avant moi avaient des ministres qui les appelaient quatre ou cinq fois par jour. C’était une gestion réactive, une gestion de crise.

Verna Yiu, ancienne PDG d’AHS

L’ex-PDG a été consultée par le ministère québécois de la Santé pour la création de Santé Québec. « Je leur ai essentiellement expliqué ce qu’est Alberta Health Services et les avantages d’avoir un système de santé centralisé », dit-elle.

Elle estime avoir pu instaurer une discipline de gouvernance avec une planification à long terme durant son mandat à la tête d’AHS, ce qui lui a permis d’améliorer les soins. « Aucun gouvernement ne dira non, je ne veux pas de viabilité financière », fait-elle remarquer. Elle suggère donc au gouvernement du Québec et aux gestionnaires de Santé Québec d’avoir un œil sur cet objectif et sur celui d’améliorer la santé de la population.

1. Le budget annuel d’AHS se situait à un peu moins de 15,5 milliards en 2019-2020, soit avant la pandémie de COVID-19.

Centralisation ou décentralisation ?

Le ministre de la Santé, Christian Dubé, a indiqué à plusieurs reprises que sa réforme vise à décentraliser le système de santé. Certains pouvoirs sont concentrés au sein de son ministère et seront délégués au réseau. Mais sa réforme comprend également une centralisation de la gouvernance avec la création d’une seule grande agence de santé comme en Alberta.

Cinq conseils pour le Québec

Gare à l’ingérence politique

Pour l’expert en gestion de la santé Tom Noseworthy, il ne fait aucun doute que les services de santé en Alberta auraient pu être meilleurs sans l’ingérence du gouvernement. « Vous n’améliorerez pas les résultats pour les patients si vous ne faites pas sortir le gouvernement et son ministère des affaires quotidiennes de la gestion des soins de santé », met-il en garde. La législation doit être assez précise pour éviter que le conseil d’administration et la direction ne soient changés au gré des humeurs du gouvernement. Santé Québec sera assujettie à la Loi sur la gouvernance des sociétés d’État. Un garde-fou qui aurait été utile en Alberta. « Laissez les experts faire leur travail tant qu’ils obtiennent des résultats, insiste l’ex-PDG d’Alberta Health Services Verna Yiu. Faites confiance aux gens à la barre. » Elle estime qu’il faut une grande discipline de part et d’autre pour que chacun respecte son rôle. « Tout le monde doit avoir en tête l’objectif ultime : des gens en meilleure santé et un système viable. »

Conserver une représentation locale

La centralisation du système de santé albertain avait d’abord étouffé les voix régionales. Mais quelques années plus tard, le gouvernement a ajouté cinq zones régionales pour assurer une meilleure représentation. « La superstructure est nécessaire, mais il faut qu’il y ait une certaine voix commune pour que les régions locales aient de l’influence sur le système de soins de santé », fait remarquer Tom Noseworthy, professeur émérite en gestion et politiques de santé à l’Université de Calgary. Santé Québec conservera les administrations régionales en suivant la désignation territoriale. Il abandonnera du même coup l’appellation CISSS et CIUSSS pour la remplacer par Santé Québec-Estrie, par exemple. Leurs conseils d’administration seront remplacés par de nouveaux conseils d’établissement composés d’élus municipaux, d’universitaires, d’usagers, de membres du personnel et de gens de la communauté.

Impliquer les médecins

« Les médecins doivent faire partie du système, ce sont eux qui pilotent le système », souligne Verna Yiu. En Alberta, les cinq zones régionales sont menées par des duos composés d’un médecin et d’un administrateur de la santé. Les deux sont donc conjointement responsables du budget. « Les médecins ne sont généralement pas très intéressés par le budget, mais ils le sont par la qualité des soins, explique la néphrologue pédiatre. Mais si vous améliorez la qualité de soins, vous améliorerez le budget. Cela ne fait aucun doute. »

Gare à la bureaucratie

L’Alberta n’est pas à l’abri des aberrations administratives causées par la centralisation de son système de santé. Le syndicat des infirmières observe que les gestionnaires locaux doivent parfois passer par leurs supérieurs pour embaucher du personnel et qu’il faut une permission pour acheter du jus de pruneau destiné aux patients constipés. L’Alberta Medical Association constate que les médecins de famille, qui ne font pas partie de l’agence centralisée, se heurtent à la bureaucratie. « Je pratique dans une petite collectivité, explique sa présidente, Fredrykka Rinaldi. Je connais tous les chirurgiens-orthopédistes ici, pourquoi j’aurais besoin d’envoyer une demande à une boîte vide quelque part quand je peux leur téléphoner directement ? »

Bien planifier la transition

Se lancer tête baissée dans une centralisation des soins comme l’a fait l’Alberta risque de mener au même genre de difficultés. « Si vous la planifiez bien, ça ne devrait pas être aussi difficile, indique la Dre Yiu. En Alberta, la décision a été prise très rapidement et il n’y avait pas beaucoup de possibilités d’effectuer des travaux préparatoires. »

En savoir plus
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    Nombre de provinces canadiennes qui ont centralisé leur système de santé : l’Alberta, la Saskatchewan, la Nouvelle-Écosse, l’Île-du-Prince-Édouard et Terre-Neuve-et-Labrador.
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    Nombre de conventions collectives au sein d’Alberta Health Services. Le Québec veut fusionner 136 conventions collectives afin qu’il n’en reste que 4.
    Source : ALBerta health services