Vous voulez venir à bout d’un problème de calvitie ou de dysfonction érectile ? Des entrepreneurs mettent en relation prescripteurs et pharmaciens pour s’emparer du marché en ligne de la santé masculine. Des autorités médicales du Québec mettent en garde vis-à-vis de ces plateformes qui n’exigent aucune consultation.

Des ordonnances en ligne sans consultation

PHOTO YVES HERMAN, ARCHIVES REUTERS

« Devenir dur ne devrait pas être dur », « La santé masculine au bout de vos doigts », « Sois prêt quand le temps est venu ». Des « cliniques » en ligne prisées des Québécois se disputent avec vigueur le marché de la santé masculine, au point d’omettre certaines obligations réglementaires et déontologiques, selon des experts en santé consultés par La Presse.

Les entreprises Jack Health et Rocky Health, toutes deux établies à Brampton, en Ontario, offrent principalement des médicaments contre la dysfonction érectile et la perte de cheveux. De nombreux Québécois ont recours à ces intermédiaires, selon des commentaires laissés dans différents sites d’avis. Des services similaires gagnent en popularité partout au Canada.

Pas d’ordonnance ? Pas de problème : entrepreneurs, médecins, infirmiers et pharmaciens travaillent pour vous. La première étape consiste à payer la médication ou le traitement de son choix. Une fois la transaction conclue, le client répond à un bref questionnaire de santé. Les plateformes, d’allure professionnelle, se tournent ensuite vers un prescripteur pour qu’une ordonnance soit délivrée avant l’envoi des médicaments. Les patients non admissibles seront remboursés, assure-t-on.

« Ce n’est cohérent avec aucune pratique adéquate » connue, indique Marco Laverdière, avocat et enseignant au programme de droit et politiques de la santé de l’Université de Sherbrooke. « Qu’on fasse payer pour un médicament alors qu’il n’y a pas de prescription, qu’il n’y a pas eu de diagnostic, c’est un peu le b.a.-ba de ce qu’il ne faut pas faire. »

Facturer un médicament ou un traitement sans qu’il soit d’abord prescrit est « aberrant » et « non éthique », renchérit Manon Lambert, directrice générale de l’Ordre des pharmaciens du Québec.

C’est comme si l’obtention de l’ordonnance était secondaire et que la priorité était la vente. Il faut d’abord qu’il y ait une consultation, puis que le médicament soit prescrit seulement si nécessaire.

Manon Lambert, directrice générale de l’Ordre des pharmaciens du Québec

La Presse a commandé du sildénafil, ingrédient actif du Viagra, sur la plateforme Rocky, et du tadalafil, molécule commercialisée sous le nom de Cialis, sur Jack, sans devoir discuter une nanoseconde avec un médecin ou un pharmacien. Les deux populaires médicaments d’ordonnance agissent contre l’hypertension artérielle pulmonaire et plus communément contre les troubles de l’érection.

Après l’achat, les questionnaires en ligne portaient sur nos prétendus symptômes, notre état de santé et nos allergies. Notre identité a dû être validée à l’aide d’une carte d’assurance maladie ou d’un permis de conduire, comme le prescrit la loi. Nous devions aussi soumettre un égoportrait, quoique nous ayons pu poursuivre notre achat auprès de Rocky en sautant cette étape.

Trois minutes plus tard, le processus était terminé. En moins de 24 heures, les deux ordonnances avaient été approuvées. Le taladafil (Cialis) commandé sur Jack nous a été prescrit par un infirmier praticien d’un hôpital de Toronto à qui nous n’avions jamais parlé, ni par messagerie ni par visioconférence. L’ordonnance de sildénafil (Viagra) a été approuvée par le DGeorge Mankaryous, l’un des fondateurs de Rocky, sans aucune interaction préalable.

Il s’avère étonnant « qu’on puisse prescrire un médicament comme celui-là sur la base d’un simple questionnaire médical », dit MLaverdière, qui assimile la pratique à du « rubber stamping ». Le chercheur associé de la Chaire de recherche du Canada sur la culture collaborative en droit et politiques de la santé fait remarquer que « la jurisprudence en matière disciplinaire a bien établi que les pratiques en télémédecine des professionnels en général et des médecins en particulier obéissent aux mêmes normes que celles qui sont réalisées en présentiel ».

Jamais dans le processus nous n’avons été informé des effets indésirables fréquents des médicaments contre la dysfonction érectile, comme les maux de tête (plus de 10 % des patients) et les troubles digestifs (plus de 5 %), selon les monographies du Viagra et du Cialis. Certaines informations peuvent être trouvées dans les sites, mais seulement à l’issue d’une démarche active.

Or, « un médecin doit toujours aviser le patient des effets secondaires les plus fréquents et les plus graves lorsqu’il prescrit un médicament », explique Leslie Labranche, conseillère principale – relations médias au Collège des médecins du Québec.

Dans la messagerie interne de Rocky, un avertissement attribué au DMankaryous nous informait de ne pas prendre de drogues récréatives avec le sildénafil, et encore moins de nitroglycérine, « une combinaison qui peut être fatale ». « Si vous développez une érection de plus de quatre heures, s’il vous plaît rendez-vous directement aux urgences », nous a-t-il aussi expliqué dans un message générique.

« Il nous semble préoccupant que des médecins de l’extérieur du Québec, ou dans certains cas d’autres professionnels de la santé, puissent fournir le document médical permettant d’obtenir un médicament, et ce, sans même qu’il y ait eu une consultation médicale » en personne, par téléphone ou en visioconférence, écrit dans un courriel Marie-Claude Lacasse, porte-parole du ministère de la Santé et des Services sociaux.

Elle associe cet approvisionnement hors Québec à un « type de tourisme médical ». « Tenter de contourner le système en se procurant des médicaments en ligne, ou à l’extérieur du Québec, expose à des risques », met-elle en garde. « Nous recommandons fortement qu’une personne qui se pose des questions relatives à sa santé s’informe plutôt auprès de son médecin de famille ou auprès du Guichet d’accès à la première ligne. »

Le Collège des médecins et chirurgiens de l’Ontario n’a pas répondu à nos demandes d’entrevue répétées.

Des zones grises sur les soins hors province

Les entreprises hors Québec « qui offrent des consultations médicales et envoient des médicaments par la poste » préoccupent le Collège des médecins du Québec (CMQ), indique sa porte-parole, Leslie Labranche. Or, « il ne peut pas empêcher des Québécois de consulter de manière virtuelle des médecins à l’extérieur de la province ». Et le Collège n’a pas compétence « pour enquêter ou inspecter » dans le cas des « médecins qui ne sont pas inscrits » au tableau de l’Ordre, note Mme Labranche. Le CMQ souligne qu’un médecin qui offre ses services à des Québécois « devrait normalement être membre du tableau » de l’Ordre, bien qu’il existe « des mesures d’exception pour des situations particulières ». L’avocat Marco Laverdière croit que Québec aurait avantage à se pencher plus avant sur un cadre juridique autour de la télémédecine, à la fois en ce qui concerne les pratiques interprovinciales et le secteur privé, « un Far West ».

Du marketing illégal ?

  • Publicité de Jack Health

    IMAGE TIRÉE DU COMPTE FACEBOOK DE JACK HEALTH

    Publicité de Jack Health

  • Publicité de Rocky Health

    IMAGE TIRÉE DU COMPTE FACEBOOK DE ROCKY HEALTH

    Publicité de Rocky Health

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La publicité directe des médicaments d’ordonnance auprès des consommateurs est interdite au Canada, à l’exception des messages de rappel qui portent uniquement « sur le nom, le prix et la quantité du produit ». Santé Canada rappelle que « la réglementation canadienne en matière de publicité des produits de santé s’applique à toute personne ou entité qui s’adonne au marketing des produits de santé, peu importe qu’elle en soit le fabricant ou non ». Des publicités offrant du Cialis diffusées par Jack et Rocky sur Facebook « violeraient le Règlement, car elles ne répondent pas aux critères des publicités de rappel », nous a fait savoir le ministère fédéral, qui indique avoir ouvert une enquête. Ces plateformes offrent par ailleurs des rabais sur des médicaments d’ordonnance, ce qui serait prohibé pour un pharmacien du Québec selon son code de déontologie. Preuve de leur rivalité, Jack et Rocky utilisent le même slogan dans plusieurs annonces : « Get back to being you » (« Redeviens toi-même »).

Des inexactitudes sur les effets secondaires

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Notre journaliste a été dirigé vers son pharmacien ou un clinicien d’Essential Clinic si des effets secondaires se manifestaient « après avoir pris le médicament ».

Plusieurs cliniques en ligne pour hommes vantent et vendent le finastéride, médicament controversé utilisé pour soigner l’hypertrophie de la prostate (Chibro-Proscar en dose de 5 mg) et plus communément la calvitie (Propecia en dose de 1 mg).

Nous avons facilement obtenu une ordonnance par l’entremise du site Essential Clinic, sis à Calgary, en Alberta. La « consultation », au coût de 39 $, consistait à répondre à un bref questionnaire et à envoyer la photo d’un crâne dégarni, une tâche aisée pour l’auteur de ces lignes. Notre identité a aussi été vérifiée à l’aide d’un permis de conduire. L’ordonnance a été envoyée à la pharmacie en ligne PocketPills, partenaire d’exécution et de livraison d’Essential Clinic.

« Votre ordonnance sera automatiquement renouvelée environ 2 semaines avant l’épuisement de votre stock », nous a expliqué par message interne l’infirmier praticien albertain responsable de notre dossier.

Il nous a en outre dirigé vers notre pharmacien ou un clinicien d’Essential Clinic si des effets secondaires se manifestaient « après avoir pris le médicament ».

Avant l’achat, rien ni personne ne nous a mentionné que le finastéride faisait l’objet de polémiques concernant son innocuité.

Depuis 2017, une association européenne de victimes, l’AVFIN, recense les cas d’effets indésirables du médicament, notamment les dysfonctionnements sexuels et les idéations suicidaires chez les hommes âgés de moins de 40 ans. C’est notamment pour ces raisons que la revue médicale française Prescrire glisse le finastéride en dose de 1 mg dans son palmarès annuel des « médicaments à écarter » depuis 2021.

Du côté des bénéfices, le finastéride « augmente peu la densité de cheveux sur le sommet du crâne (d’environ 10 %), et seulement pendant la durée du traitement », note la publication.

En 2019, un examen de Santé Canada a conclu « qu’il pourrait exister un lien entre Proscar et Propecia et le risque d’idéation suicidaire ». L’organisme fédéral a avisé le fabricant de mettre à jour l’information sur le produit canadien « pour y inclure un avertissement relatif à ce problème d’innocuité potentiel ».

Or, aucun de ces enjeux n’a été abordé pendant notre soumission auprès d’Essential Clinic. Il en va de même sur les sites Jack et Rocky, au moins jusqu’à l’étape du paiement, où nous avons rebroussé chemin.

Des effets minimisés

Nous avons demandé à l’équipe médicale de Jack s’il y avait certains dangers liés à l’utilisation du finastéride. « Veuillez remplir le formulaire de consultation sur la perte de cheveux si vous souhaitez obtenir une ordonnance de finastéride », nous a-t-on simplement répondu, une étape… payante.

« C’est un médicament sûr et efficace, nous a pour sa part répondu le DMankaryous, de Rocky. Cependant, comme avec tous les médicaments, il existe des effets secondaires possibles. Cela inclut une libido réduite ou éventuellement des problèmes de dysfonction érectile. Heureusement, cela ne se produit que chez moins de 1 % des hommes et est complètement réversible une fois que vous arrêtez le médicament. »

Toutefois, selon la monographie même de Merck Canada pour le Propecia, ce sont 3,8 % des utilisateurs qui ont enregistré une perte de libido (1,8 %), des troubles de l’érection (1,3 %) ou des problèmes d’éjaculation (1,2 %).

Essential Clinic s’est aussi faite rassurante, bien qu’elle nous ait fourni une liste d’effets indésirables à notre demande. « Un certain nombre d’études multicentriques ont montré que 1,7 % des hommes traités par finastéride ont développé des effets secondaires, contre 2,1 % des hommes traités par placebo », a-t-elle notamment écrit en réponse à nos inquiétudes. Or, son propre site fait mention du taux de 3,8 % d’effets secondaires déclaré par Merck.

Les bienfaits mis en valeur

À tout coup, les cliniques mettent l’accent sur les vertus de leur offre. Jack diffuse à ce jour quelque 200 publicités différentes sur Facebook et Instagram pour ses divers traitements, contre une quarantaine pour Rocky. Ce dernier site nous a en outre envoyé une centaine de courriels de sollicitation après que nous avons ajouté le finastéride à notre panier d’achats sans conclure la transaction.

« Il est difficile de croire aux résultats mais les photos parlent d’elles-mêmes », s’enthousiasme Anton A., « évaluateur vérifié » mis en évidence sur le site de Rocky et dans ses courriels. « Mes cheveux sont de retour et je ne pourrais pas être plus heureux », dit-il, photos avant et après à l’appui.

Ce client satisfait serait en fait l’un des trois fondateurs de l’entreprise, Aba Anton, selon l’outil d’intelligence artificielle Amazon Rekognition, qui établit son degré de certitude à 99,9 %.

Entrepreneurs, prescripteurs et pharmaciens, main dans la main

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

La mise en relation de médecins ou d’infirmiers praticiens et de pharmaciens à des fins commerciales pose de nombreux enjeux éthiques, déontologiques et réglementaires.

La mise en relation de médecins ou d’infirmiers praticiens et de pharmaciens à des fins commerciales pose de nombreux enjeux éthiques, déontologiques et réglementaires.

« On veut qu’il y ait une indépendance entre la pratique médicale et la pratique pharmaceutique, explique Marco Laverdière, enseignant au programme de droit et politiques de la santé de l’Université de Sherbrooke. Que l’on combine les deux dans une même offre de services, ça m’apparaît un problème de déontologie. »

Au sein des trois « cliniques » que nous avons testées, les ordonnances sont automatiquement transmises à des pharmacies partenaires, qui assurent la livraison des médicaments.

« Nous n’envoyons généralement pas l’ordonnance à d’autres pharmacies », nous a par exemple informé Essential Clinic.

Devant notre insistance, la plateforme a finalement précisé que notre détaillant local pouvait demander un transfert en contactant PocketPills, importante pharmacie en ligne avec qui elle fait affaire.

Jack et Rocky ont automatiquement transféré notre ordonnance à leur pharmacie associée, mais à la suite d’une demande de notre part, ils nous ont indiqué que notre fournisseur pouvait demander un transfert.

Selon le code d’éthique de l’Ordre des pharmaciens de l’Ontario, les membres doivent respecter « le droit du patient de choisir une pharmacie et/ou un professionnel de la pharmacie » et faciliter « le souhait du patient de changer ou de transférer les soins et les services pharmaceutiques ».

Chez Rocky, le médecin George Mankaryous, enregistré en Ontario, travaille de pair avec le pharmacien Mina Rizk, l’un des deux autres cofondateurs de l’entreprise. Les médicaments sont livrés à partir de la pharmacie en ligne Rocky Pharmacy, à Brampton.

Dans la discrète section « Divulgation professionnelle », l’entreprise explique que le client accepte « que les médecins de Rocky Health inc. puissent être administrateurs et/ou actionnaires de Rocky Health inc. et que, par conséquent, ils puissent avoir un intérêt financier indirect dans l’utilisation des services offerts sur cette plateforme ».

Les produits de Jack sont livrés à partir de la pharmacie virtuelle ScaleRx, détenue par une société à numéro. Celle-ci partage son adresse physique, à Brampton elle aussi, avec une pharmacie du groupe Whole Health. Le pharmacien en chef du réseau est Jauher Ahmad, cofondateur et chef de l’exploitation de Jack, entreprise qui offre aussi des médicaments pour la perte de poids et des thérapies de remplacement de la testostérone à l’extérieur du Québec et du Manitoba. C’est une pharmacienne de ScaleRx/Whole Health qui a préparé nos médicaments.

Un jeu dangereux ?

Sans commenter ces cas précis, l’Ordre des pharmaciens de l’Ontario rappelle que ses membres ont l’obligation « de s’abstenir de participer à des pratiques commerciales contraires à l’éthique, d’éviter les conflits d’intérêts, de ne pas compromettre leur intégrité professionnelle afin de favoriser des intérêts institutionnels ou commerciaux et de ne pas chercher un gain financier au détriment du patient et de l’intérêt public ».

Ce genre de partenariats lucratifs engendre au minimum « une apparence de conflit d’intérêts », croit Manon Lambert, de l’Ordre des pharmaciens du Québec (OPQ). « On peut penser que ça compromet l’indépendance professionnelle et la primauté de l’intérêt du patient. »

L’organisme réglementaire a soumis les exemples recensés par La Presse à sa directrice des enquêtes. Selon la jurisprudence, un professionnel de la santé est régi par la province à partir de laquelle il offre ses services. Or, l’OPQ croit avoir des arguments pour faire cesser des pratiques non conformes ailleurs au Canada, notamment en présence de « motifs d’ordre public » qui touchent les patients québécois.

À la fois Rocky, Jack et Essential Clinic se déchargent de toute responsabilité légale en se définissant comme des plateformes technologiques et non comme des fournisseurs de soins ou des pharmacies.

Jointe par La Presse, Essential Clinic nous a adressé aux sections « Foire aux questions » et « À propos de nous » de son site web. Rocky et Jack n’avaient pas répondu à nos courriels au moment où nous écrivions ces lignes.

Livrés « en toute discrétion »

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE ROCKY

Rocky et Jack offrent la livraison « en toute discrétion ».

Rocky et Jack offrent la livraison « en toute discrétion ». De la première plateforme, nous avons reçu une enveloppe blanche contenant une boîte où apparaissait simplement le nom « Rocky ». À l’intérieur, une petite carte d’ordonnance et une enveloppe opaque et scellée avec les quatre pilules de 50 mg de sildénafil. « Au Québec, c’est assez clair : on veut un produit, un pot, une étiquette », souligne Manon Lambert, de l’Ordre des pharmaciens du Québec. De Jack, nous avons reçu dix capsules de 10 mg de tadalafil dans un pot cylindrique où apparaissaient la plupart des informations nécessaires – seuls les avertissements étaient tronqués –, mais le nom du prescripteur était précédé de l’abréviation « Dr », un titre réservé qui ne peut pas être utilisé par un infirmier praticien.