Avec ses 16 000 lits disponibles, le Québec a l’une des plus faibles capacités hospitalières des pays du G7. Jour après jour, les hôpitaux gèrent étroitement les entrées et les sorties de patients dans une véritable chasse aux lits dans l’espoir de soigner le plus de gens possible. Depuis quelques semaines, le Centre universitaire de santé McGill (CUSM) est submergé de patients au point de craindre de ne plus pouvoir remplir pleinement sa mission.

Congestionné « d’un bord à l’autre »

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L’infirmière clinicienne Clélie Kelhetter a beau retourner la situation de tous les côtés : il n’y a pas d’autre solution. « On va devoir annuler deux cas de chirurgies cardiaques et on met aussi en attente deux autres opérations », souffle-t-elle, résignée.

En ce mercredi matin de juin, l’hôpital Royal Victoria du CUSM est littéralement saturé. Près de 10 % des patients n’ont pourtant plus besoin d’y être hospitalisés. Mais ils attendent une place en CHSLD, en réadaptation ou en soins à domicile. Le manque de lits d’hôpitaux disponibles force les équipes à limiter le nombre de nouvelles admissions en restreignant les opérations.

L’hôpital Royal Victoria n’est pas le seul dans cette situation. En date du 17 juin, 12,3 % des patients hospitalisés au Québec ne requéraient plus de soins de centre hospitalier. Il s’agit du taux le plus élevé en deux ans et nettement plus haut que la cible de 8 % du gouvernement.

Cette congestion se répercute également aux urgences. Le taux d’occupation à l’hôpital Royal Victoria était de 172 % lors du passage de La Presse. Conçues pour accueillir 33 patients, les urgences en soignent ce matin-là 56. De ce nombre, 29 sont en attente d’une hospitalisation. Mais parce que les étages sont pleins, on garde ces patients aux urgences. Parfois trop longtemps : 12 personnes sont sur leur civière depuis plus de 48 heures. Et une autre attend depuis 136 heures qu’un lit se libère en médecine interne.

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Le DFrederic Dankoff, urgentologue et responsable des coordonnateurs médicaux des urgences du CUSM

À son bureau, le DFrederic Dankoff, urgentologue et responsable des coordonnateurs médicaux des urgences du Centre universitaire de santé McGill (CUSM), vient de terminer son quart de travail de nuit. Il transfère ses patients à son collègue, l’urgentologue Martin Laliberté. « Ça fait quelques semaines qu’on est vraiment occupés », dit le DDankoff.

Parmi ses patients, une dame de 75 ans atteinte d’un cancer fait de l’anémie et est très faible. Elle attend d’être hospitalisée. Un homme de 64 ans est violent et semble avoir besoin de soins psychiatriques, ce qu’on n’offre pas à l’hôpital Royal Victoria. Une jeune patiente de 24 ans souffre d’une inflammation de son muscle cardiaque, possiblement des suites d’une infection à la COVID-19.

52 %

Proportion des civières des urgences qui étaient occupées par des patients en attente d’une hospitalisation à l’hôpital Royal Victoria du CUSM, mercredi dernier

Annulation d’opérations

Dans une autre salle de l’hôpital, Clélie Kelhetter tient sa réunion quotidienne avec une dizaine d’autres chefs d’unité de l’établissement. Ensemble, ils tentent de voir combien de lits se libéreront aujourd’hui un peu partout dans l’hôpital et donc combien d’opérations ils pourront autoriser.

Idéalement, l’hôpital Royal Victoria doit effectuer chaque jour quatre opérations cardiaques complexes qui nécessitent ensuite une hospitalisation des patients aux soins intensifs. Centre universitaire, le CUSM opère également les cas les plus difficiles de cancers. « On a aussi une transplantation de rein aujourd’hui… », note Mme Kelhetter.

Ensemble, Mme Kelhetter et ses collègues tentent de trouver des solutions pour opérer le plus de gens possible.

« On veut rattraper les retards causés par la pandémie », explique l’infirmière clinicienne Matti McNicol, aussi gestionnaire de lits à l’hôpital Royal Victoria. Aucune option n’est écartée. On utilise des lits de la salle de réveil. On demande à certains étages de « tomber en surcapacité », c’est-à-dire d’installer des patients en surplus là où l’on peut, comme dans le corridor.

  • En ce mercredi de juin, le CUSM déborde de partout. Cela se répercute notamment aux urgences, dont le taux d’occupation atteint 172 %.

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    En ce mercredi de juin, le CUSM déborde de partout. Cela se répercute notamment aux urgences, dont le taux d’occupation atteint 172 %.

  • Les civières encombrent les corridors. Une douzaine de patients sont alors sur leur civière depuis plus de 48 heures.

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    Les civières encombrent les corridors. Une douzaine de patients sont alors sur leur civière depuis plus de 48 heures.

  • Infirmier au triage, Eduardo Martinez parle avec une patiente.

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    Infirmier au triage, Eduardo Martinez parle avec une patiente.

  • Le manque de personnel est criant. Cette journée-là, les urgences du CUSM devront fonctionner avec 40 % d’employés en moins.

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    Le manque de personnel est criant. Cette journée-là, les urgences du CUSM devront fonctionner avec 40 % d’employés en moins.

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Durant leur réunion, Mme Kelhetter, Mme McNicol et leurs collègues essayent aussi de régler certains enjeux. Une patiente stabilisée attend par exemple depuis sept jours d’être transférée dans son hôpital régional pour la suite de sa convalescence. Mais l’établissement en question tarde à l’accueillir. La situation embête plusieurs intervenants puisque cette femme n’a plus besoin des soins tertiaires ou quaternaires que seuls les centres universitaires peuvent offrir.

La tension est d’autant plus complexe à l’hôpital Royal Victoria que les 30 lits de soins intensifs sont aussi tous occupés en ce mercredi. Et aucun ne se libérera pour la journée, les patients qui y séjournent étant encore trop instables. « Je suis congestionnée d’un bord à l’autre aujourd’hui… », constate Mme Kelhetter, qui doit se résigner à annuler quatre opérations. Et si une marge de manœuvre se libère, l’infirmière devra jongler avec le dilemme suivant : autoriser une opération de plus ou donner le lit à un patient des urgences ?

Infirmier-chef des urgences, Benoît Cousineau indique que ce soir-là, son département devra fonctionner avec 40 % de personnel manquant.

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Le Dr Martin Laliberté, urgentologue

C’est une dure journée. Surtout qu’on est occupés comme si on était en hiver.

Benoît Cousineau, infirmier-chef des urgences

Deux patients dans la même salle de réanimation

Plus la matinée avance, et plus la situation devient tendue à l’hôpital Royal Victoria. Un peu avant midi, le taux d’occupation aux urgences est monté à 187 %. Il n’y a plus d’espace disponible dans le corridor pour placer des civières. La salle d’attente ambulatoire est bondée.

Vers 11 h, plusieurs infirmières et médecins doivent mettre leurs tâches sur pause pour aller réanimer un patient qui était déjà sous surveillance pour des problèmes cardiaques. Le patient réanimé, les équipes reprennent leur routine. L’assistante chef aux urgences, l’infirmière clinicienne Isabelle Dupras, fixe son écran qui affiche les civières disponibles : il n’y en a pas. Les quatre salles de réanimation sont déjà toutes occupées. Une par le patient réanimé. Les autres par des patients stables qui n’avaient pas d’autre place où aller.

Par manque d’options, Mme Dupras doit doubler une salle de réanimation, en séparant deux civières par un simple paravent. Présentant une énorme lésion au pied causée par un cancer, un jeune patient tente de s’y reposer, alors que sa voisine de chambre hurle en recevant un traitement. « Un chirurgien accepterait-il d’opérer deux personnes dans la même salle ? », demande le DLaliberté, en constatant que deux patients partagent la même salle de réanimation.

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Matti McNicol, infirmière clinicienne, et Isabelle Dupras, asassistante chef aux urgences

Au début du mois de juin, une soixantaine de chefs des urgences de la province ont écrit une lettre aux autorités, demandant que plutôt que de fermer des lits d’hospitalisation cet été, on en ouvre plus. « On ne peut rester silencieux devant la détérioration fulgurante des services rendus dans nos urgences et la pression à laquelle nos équipes font face », a écrit la Dre Marie-Maud Couture, représentante du Regroupement des chefs d’urgence du Québec, dans une lettre obtenue par Radio-Canada.

Mercredi, le ministre de la Santé, Christian Dubé, a annoncé que l’été sera difficile dans les hôpitaux du Québec. Six services des urgences seront fermés partiellement dans différentes régions. Environ 60 000 employés sont absents, soit près de 8000 de plus que l’été dernier.

Lisez l’article « Pénurie de personnel : six urgences partiellement fermées cet été »

Le fait que toutes les salles de réanimation étaient occupées mercredi matin dernier à l’hôpital Royal Victoria dérangeait beaucoup le DLaliberté. Car ces salles sont censées être vides pour pouvoir réanimer un patient de l’hôpital ou recevoir une ambulance. « Une salle de réanimation, c’est ce qui fait la différence entre la vie et la mort », dit-il.

Avec la collaboration de Pierre-André Normandin, La Presse

Lisez l’article « Capacité hospitalière : le Québec en queue de peloton du G7 »

Le CUSM, c’est quoi ?

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Le site Glen du CUSM, boulevard Décarie

Le Centre universitaire de santé McGill regroupe plusieurs établissements. L’hôpital Royal Victoria et l’Hôpital de Montréal pour enfants sont regroupés depuis 2015 sur le site Glen, boulevard Décarie à Montréal, avec le Centre du cancer des Cèdres, l’Institut thoracique de Montréal et l’Institut de recherche du CUSM. L’hôpital de Lachine, l’Hôpital général de Montréal et l’Institut-hôpital neurologique de Montréal font aussi partie du CUSM.

Le CUSM veut protéger ses soins de pointe

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L’urgentologue Martin Laliberté au chevet de Gaétan Faubert, 80 ans, qui souffre d’un cancer du poumon

Sur sa civière aux urgences de l’hôpital Royal Victoria du CUSM, Gaétan Faubert respire avec peine. L’homme de 80 ans a eu une année difficile. En janvier, il a perdu sa femme aux mains du cancer. En février, c’était à son tour de se faire diagnostiquer un cancer du poumon. « Les enfants trouvent ça dur », dit-il.

À son chevet, l’urgentologue Martin Laliberté l’examine. Il lui explique qu’il devra subir une résonnance magnétique pour comprendre d’où viennent les derniers symptômes qui viennent d’apparaître et qui ont amené M. Faubert aux urgences. Le DLaliberté craint qu’une nouvelle tumeur ne soit en train d’écraser la moelle épinière du patient. M. Faubert, qui a vendu des hôtels et des motels durant sa vie, écoute attentivement son médecin tout en ne cachant pas sa douleur.

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Comme M. Faubert, 30 % des patients qui se présentent aux urgences du Centre universitaire de santé McGill (CUSM) y sont traités pour le cancer. Le centre universitaire administre plus de 75 000 traitements par année contre cette maladie.

PDG du CUSM, le DPierre Gfeller explique que son établissement, comme les trois autres centres universitaires de la province, a comme mission « d’offrir des soins tertiaires et quaternaires » à des patients. On parle de transplantations, de cas cardiaques complexes ou de traitements du cancer. Les patients dirigés vers le CUSM proviennent de sept régions administratives, dont le centre et l’ouest de Montréal, l’Outaouais, l’Abitibi-Témiscamingue et le Nunavik.

Mais en plus de devoir accomplir sa mission de pointe, le CUSM accueille chaque année beaucoup de patients qui n’ont pas nécessairement besoin de soins avancés, constate le DFrédéric Dankoff, urgentologue et responsable des coordonnateurs médicaux des urgences du CUSM.

Ce dernier indique que lorsque le CUSM a déménagé au campus Glen, en 2015, l’établissement a perdu 100 lits d’hospitalisation.

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On s’était fait dire qu’on ne recevrait pratiquement que des cas tertiaires et quaternaires. La réalité, c’est qu’on fait encore beaucoup de soins communautaires.

Le Dr Frédéric Dankoff, urgentologue et responsable des coordonnateurs médicaux des urgences du CUSM

Un système « pas à double sens »

Contrairement aux CISSS et aux CIUSSS qui gèrent l’ensemble des soins offerts sur leur territoire, le CUSM ne contrôle pas l’accès de ses patients aux CHSLD, aux centres de réadaptation ou aux soins à domicile. Quand un patient en fin de soins actifs occupe trop longtemps un lit au CUSM, l’établissement doit se contenter de faire pression sur ses partenaires pour accélérer le transfert.

Le DGfeller ne veut surtout pas blâmer ses collègues : les CISSS et les CIUSSS sont eux aussi surchargés. Mais le DDankoff témoigne d’un certain inconfort quand un établissement tarde à reprendre un patient. Car le CUSM, lui, ne peut refuser les nombreux cas complexes qui lui sont envoyés. « Le système n’est pas à double sens », résume le DDankoff.

Mercredi dernier, 65 patients étaient en fin de soins actifs au CUSM et attendaient de retourner en CHSLD, en réadaptation ou à la maison avec des soins à domicile sur un total de 700 lits (en incluant l’Hôpital général de Montréal, l’hôpital de Lachine et l’Institut neurologique de Montréal).

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Le Dr Pierre Gfeller, PDG du CUSM

Selon le DGfeller, le Québec est mûr pour « une discussion sur les rôles et responsabilités des composantes du réseau ». Tant en ce qui concerne les autorités que la population.

Parmi les éléments à corriger, le DDankoff note que les ambulances d’Urgences-santé amènent régulièrement au CUSM des patients qui auraient surtout besoin de soins en gériatrie ou en médecine familiale. « Ces patients seraient mieux soignés ailleurs, dit-il. Mais je n’ai pas vraiment de règles pour les envoyer ailleurs. » Le DDankoff se défend « de ne pas vouloir aider la communauté ».

Mais quand ma salle d’attente des urgences est pleine de patients en chimiothérapie, ce n’est pas normal… Parce que ces patients ne peuvent aller ailleurs.

Le DFrédéric Dankoff

Au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), on confirme qu’une « proportion des patients » qui se présentent dans les centres tertiaires « ne requièrent pas le niveau de soins de ces centres ». « Les raisons sont nombreuses (habitude du patient, patient qui a faussement l’impression qu’il sera mieux soigné dans un centre surspécialisé, etc.) », indique la porte-parole, Marie-Claude Lacasse. Celle-ci indique que plusieurs actions sont déployées pour réserver le plus possible les plateaux techniques des centres tertiaires à la bonne clientèle. L’équipe STAT visite actuellement les urgences en difficulté du réseau pour améliorer leur situation et offrir une meilleure couverture locale. On offre aussi le plus possible aux patients des solutions de rechange aux urgences, comme des cliniques d’accès rapide.

Un « été difficile » à venir

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M. Faubert et le Dr Laliberté

Avec les pénuries de personnel qui touchent tout le réseau de la santé québécois, le DGfeller le reconnaît : « l’été va être difficile ». Mais à moyen terme, il croit que les changements qu’apportera le Plan santé du gouvernement, qui prévoient notamment le développement d’une première ligne plus forte, porteront leurs fruits.

Après avoir terminé d’examiner M. Faubert, le DLaliberté note pour sa part qu’il ne faut pas oublier que derrière toutes ces statistiques d’occupation des hôpitaux, « il y a des humains ». « Des humains qui ont des histoires, qui souffrent et qui ont besoin de soins », dit-il.