Le président du Collège des médecins du Québec (CMQ), Charles Bernard, dénonce les abus des compagnies d'assurances à l'endroit de certains patients qui reçoivent des prestations d'invalidité. Des méthodes qualifiées de « harcèlement » par des psychiatres, qui déplorent leurs effets néfastes sur le rétablissement des patients aux prises avec des problèmes de santé mentale.

« Certaines compagnies d'assurances exagèrent et font des demandes abusives, qui sont intrusives dans la vie des patients, soutient le Dr Bernard. Par exemple, elles demandent le dossier d'hospitalisation complet, même s'il n'y a pas de lien avec la maladie. Le patient est pris en otage. S'il n'autorise pas l'accès à son dossier médical, l'assureur menace de mettre fin à ses prestations. »

Il évoque aussi des demandes exagérées de la part de certaines compagnies, par exemple que le patient voie son médecin chaque semaine, ce qui contribue à engorger le système de santé.

Le président du CMQ réagissait à la lettre publiée dimanche dans nos pages par l'auteur Samuel Archibald, professeur à l'UQAM, qui a provoqué un débat sur les pratiques des compagnies d'assurances.

Mais ce sujet préoccupe le Collège depuis bien plus longtemps, explique le Dr Bernard, notamment la question des médecins qui travaillent comme experts pour les compagnies d'assurances, une pratique « très lucrative », dit-il. « Certains médecins font ce type d'expertise alors qu'ils n'ont pas les compétences requises. Mais nous avons mis en place un programme d'inspection spécifique pour la médecine d'expertise, avec des contrôles plus serrés, pour vérifier que les compétences des médecins sont à jour. »

Des médecins retraités ou n'ayant pas pratiqué depuis longtemps travaillent souvent comme experts, ce qui est un problème, selon lui.

Le CMQ a créé en 2014 un comité de travail sur la médecine d'expertise. Les recommandations du comité ont mené à l'élaboration d'un guide de pratique dans ce domaine, avec des obligations claires, qui sera publié dans les prochaines semaines.

« HARCÈLEMENT », DÉNONCENT DES PSYCHIATRES

Les assureurs demandent souvent que leurs clients en congé depuis un certain temps pour invalidité soient évalués par un médecin qui travaille pour eux. Même si le médecin traitant estime que son patient n'est pas apte à retourner au travail, il arrive que le médecin expert de l'assureur soit d'avis contraire.

« Il arrive régulièrement que les médecins des assureurs veuillent retourner les gens au travail beaucoup trop tôt », dénonce le psychiatre Jean Hébert, qui exerce à Laval, et qui est ex-directeur du département de psychiatrie de l'Université de Montréal.

Il évoque des appels répétés et abusifs des compagnies d'assurances, qui pressent les patients de retourner travailler dès que possible.

« Ils sont menacés de se faire couper leurs prestations, ce qui leur cause de l'angoisse et de l'anxiété, raconte le Dr Hébert. Ça peut être nocif au point de retarder leur retour au travail, alors j'ai de la difficulté à comprendre pourquoi les assureurs agissent ainsi. »

« Ce sont des façons de faire inacceptables et antithérapeutiques. Quand tu es en dépression, tu n'as pas besoin d'être harcelé comme ça », dit Jean Hébert.

La psychiatre Joanne Cyr, professeure à l'Institut universitaire en santé mentale de Montréal, abonde en ce sens. « Même si nos patients reçoivent un suivi très serré de la part d'une équipe d'experts, ils subissent parfois du harcèlement pour aller voir un expert externe, dit-elle. C'est clair que de telles façons de faire peuvent devenir un obstacle à la rémission des patients. Je l'ai vu quelques fois, mais heureusement, ce n'est pas la majorité des cas. »

Quand des personnes dépressives se font retirer leurs prestations d'invalidité, qu'elles doivent se battre contre la décision de leur assureur et qu'elles se retrouvent en difficulté financière, « c'est un stress majeur pour une personne déjà vulnérable, qui va lui faire prendre une autre débarque et nuire à sa réadaptation », souligne la Dre Cyr.

LES ASSUREURS DÉFENDENT LEURS PRATIQUES

Du côté des assureurs, on se défend d'avoir des pratiques nuisibles au rétablissement du patient. « L'assureur a tout intérêt à ce que l'assuré se rétablisse le plus rapidement possible et retourne au travail. Il n'a pas intérêt à aggraver sa condition », soutient Lyne Duhaime, présidente pour le Québec de l'Association canadienne des compagnies d'assurances de personnes (ACCAP).

Comme la moitié des réclamations qu'elles reçoivent concernent les problèmes de santé mentale, les compagnies sont bien au fait des dernières découvertes dans ce domaine, ajoute Mme Duhaime. « L'assureur accompagne la personne jusqu'à ce qu'elle soit apte à travailler, en s'assurant qu'elle reçoit les appuis nécessaires, mais s'il a une indication qu'elle peut retourner travailler, c'est normal qu'il pose des questions, parce que les prestations d'assurance invalidité coûtent des milliards de dollars chaque année, dit-elle. Et ce sont tous les assurés, comme groupe, qui paient les primes pour leur assurance collective. »

Seulement 5 % des assurés se voient refuser le versement de prestations d'invalidité, note Mme Duhaime.

« CESSONS L'ABUS »

Le Dr Jean Hébert avait déjà dénoncé les pratiques des assureurs dans une lettre, publiée dans la section Débats de La Presse il y a un an.

« Les personnes en arrêt de travail sont en position de grande vulnérabilité, incapables d'ajouter plus de stress à ce qu'elles vivent déjà. Elles se retrouvent souvent en situation de fragilité financière. Alors, peut-on parler d'abus ? À mon avis, la réponse est simple : oui. Quels sont les recours des patients ? Limités, avec le risque de ne pas recevoir de prestations pendant de longues périodes. »

« Cessons l'abus, l'intimidation et cette pression qui nuit à la guérison de nos patients. Les personnes souffrant de troubles de santé mentale doivent être respectées dans leurs droits, leur intimité, leur fragilité et on doit tout mettre en place pour que leur réadaptation soit réussie, ce qui profitera à toute notre société », écrivait-il.

Le Dr Hébert se réjouit de voir que la sortie de Samuel Archibald a eu autant d'écho, et il espère qu'elle contribuera au changement d'attitude des assureurs.

Il déplore notamment le fait que Desjardins Assurances semble s'être servi des informations publiées sur la page Facebook de M. Archibald pour lui retirer ses prestations d'invalidité, parce qu'on le voyait faire du jogging et participer à certaines activités sociales. « Faire de l'exercice physique fait partie des premières recommandations pour les personnes dépressives, souligne-t-il. On dit aussi aux patients de tenter de maintenir leurs relations sociales. Ceux qui le font, c'est très positif pour leur rétablissement. »

Lyne Duhaime, de l'ACCAP, soutient que des photos sur Facebook peuvent servir d'indices à un assureur au sujet de la situation d'un assuré et qu'elles peuvent être les éléments déclencheurs d'une enquête. Mais une compagnie d'assurances ne se basera pas que sur cet élément pour retirer les prestations d'un assuré, affirme-t-elle.