Ils sont plus de 40 000 au Québec. Ils remplissent une partie de notre assiette. Pourtant on connaît très peu leur quotidien. Notre journaliste Émilie Côté a passé une semaine en compagnie d'une famille de producteurs agricoles. De l'aube jusqu'à tard le soir, elle les a suivi dans leurs tâches quotidiennes. Rencontre avec des gens passionnés pour qui la terre est une véritable vocation.

Gilbert et Angèle Perreault ont grandi à deux maisons l'un de l'autre, dans le village de Sainte-Mélanie. À la «petite école», ils étaient dans la même classe. «Une fois, Gilbert m'avait lancé des roches. J'étais venue me plaindre à son père et sa mère, et on devait partir à pied à des heures différentes», raconte Angèle en riant. Mais à 16 ans, quand Gilbert a commencé à venir aider les parents d'Angèle à faire les foins, les deux adolescents sont tombés amoureux.

«Dans le fond, nous avons toujours été ensemble», dit Angèle, un peu plus de 40 ans plus tard.

Le couple s'est marié en 1973. À 24 ans, ils ont acheté la ferme du père de Gilbert. Pour les jeunes tourtereaux, c'était un grand jour. «J'étais petit gars puis je sautais la clôture pour aller aider les voisins dans les champs. J'ai toujours aimé ça et travaillé pour ça. C'était un rêve d'avoir ma terre.»

Les Perreault ont eu un garçon et trois filles. «Angèle et moi on a travaillé au boutte, indique Gilbert. On a toujours fait ça ensemble. On a une complicité. On partait faire le train le matin et on revenait déjeuner et habiller les enfants.»

À 57 ans, Angèle et Gilbert sont restés aussi soudés que les diminutifs de leur prénom avec lesquels ils ont baptisé leur entreprise, la ferme Angil.

Aujourd'hui, les Perreault cultivent 130 hectares de terre pour nourrir leur troupeau de quelque 100 vaches. Ils travaillent avec leur fille cadette, qui prend graduellement la relève. Petite, Johanny avait un «don», dit sa mère. «À 4 ans, elle disait: "Papa, pourquoi as-tu changé telle vache de place?"»

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La veille de notre départ pour Sainte-Mélanie, Gilbert laisse un message sur notre répondeur. «Il nous arrive quelque chose de bien particulier. Nos vaches sont malades. Tu peux venir passer la semaine pareil, mais nous sommes deux fois plus occupés que d'habitude. Ce n'est pas une semaine représentative.»

À notre arrivée, le lendemain, Angèle est tout à l'envers. «C'est la première fois en 30 ans que ça nous arrive. On doit jeter beaucoup de lait.»

La femme aux principes plus homéopathiques que pharmaceutiques - elle soigne ses vaches aux huiles essentielles - a dû donner, bien malgré elle, des antibiotiques à une dizaine d'animaux. «Notre troupeau n'est pas encore bio, mais nos champs le sont pour la première année. Nous n'avons jamais vacciné nos vaches. On a la tête dure là-dessus.»

- Viens-tu m'aider? On va prendre la température des vaches.

«La vache numéro 2 fait 40,8 de fièvre, mais elle rumine, se réjouit Angèle. Est-ce que tu les entends tousser?»

«La 27» a du mal à respirer. «On va devoir probablement la tuer. Elle a de l'oedème. Elle est tout enflée», explique Angèle.

Au même moment, Johanny arrive avec sa bedaine enceinte de huit mois. La jeune femme de 27 ans est en arrêt de travail, mais elle ne peut s'empêcher de passer à la ferme plusieurs fois par jour. «Pour moi, c'est très difficile d'arrêter de travailler», confie-t-elle.

«Quelles vaches ne sont pas passées au robot?» demande-t-elle à sa mère.

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L'an dernier, les Perreault ont acheté un système de traite robotisé. Attirées par de la moulée, les vaches vont volontairement se faire traire. Des senseurs à ultrasons guident les tubes qui enfoncent leurs trayons.

Le robot est relié à un ordinateur qui comptabilise une multitude d'informations sur la production de lait de chacune des bêtes. «Ça ne sauve pas du temps, ça déplace du temps», indique Angèle. «Lorsqu'on va dans des soupers, on arrive en même temps que les autres», blague Gilbert.

«Mais il faut observer plus le troupeau, signale Johanny. Avant, tu trayais chaque vache et tu voyais si elle mangeait bien ou si elle avait de la mammite.»

Angèle vérifie quelles vaches il faut diriger vers le robot. «Regarde comment les vaches ont maigri, dit-elle, en montrant du doigt l'ordinateur. Celle-là est passée de 650 à 450 kilos.»

Un camion passe chercher le lait tous les deux jours. Ce matin, il est reparti avec deux fois moins de liquide que d'habitude.

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C'est l'heure du lunch. «De quoi a l'air le foin?» demande Johanny à son père. «Il me faut du soleil», répond-il.

Gilbert est davantage dans son élément au milieu des champs que dans l'étable. «Les femmes sont plus patientes avec les vaches», dit-il.

Avec le temps humide et pluvieux, l'été a été difficile. Disons que les vaches malades, c'est la goutte qui fait déborder le vase. «Tu tombes vraiment dans une mauvaise semaine.»

Inquiète de l'état de son troupeau, Angèle décide d'appeler le vétérinaire en après-midi. Son diagnostic: virus respiratoire syncytial bovin. Mais il est encouragé car les vaches mangent. «Je suis encouragée que tu sois encouragé», lui lance Angèle.

Facture des médicaments et de la consultation : 515 $. Gilbert lève les yeux au ciel. «On les aime bien nos vaches, mais il faut aussi penser au monétaire... pas juste avec nos sentiments.»

La vache «27» est isolée dans un parc. «Si on la réchappe, celle-là, c'est un miracle, dit Gilbert. Laissez-moi pas partir comme ça.»

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«Quand tu es producteur laitier, il faut que tu aimes les animaux. De voir les vaches malades me rend malade, confie Angèle, en versant quelques larmes. C'est comme mes petits bébés. Des fois, Gilbert me dit que je suis maso.»

Angèle est une femme sensible et une âme bienveillante. Lors des repas, elle se lève constamment, s'assurant que tous les gens autour de la table aient ce qu'il faut.

Être agriculteur dans sa propre entreprise, ce n'est pas comme être fonctionnaire. C'est du sept jours sur sept, et l'idée de prendre sa retraite comporte une part de deuil. «Nous ne jouons pas notre rôle de grands-parents. Nous sommes encore beaucoup dans le travail, se désole Angèle, qui aura bientôt sept petits-enfants. J'ai comme hâte d'arrêter, mais en même temps, ça me fait peur... Tu le vois, mon homme, il n'arrête jamais...»

Gilbert retient de son père. À 80 ans, Jules Perreault vient encore aider son fils presque tous les jours, malgré une opération à coeur ouvert il y a quelques années. «Travailler la terre, c'est une vocation, dit-il. Moi je m'en vais dans le champ, et je suis heureux.»

Son fils est un homme droit, travaillant et ouvert aux nouvelles initiatives. En 1989, Gilbert Perreault n'a pas hésité à faire partie d'un projet pilote de «transfert écologique».

Au début des années 90, alors que «la guerre du lait» allait éclater, Angèle et lui sont allés à une réunion de mobilisation. «Ne reviens pas avec une job!» lui a dit sa femme. Mais sur le chemin du retour, c'est elle qui lui disait que «ça n'avait pas de bon sens».

La «guerre du lait» a opposé les producteurs de lait industriel à ceux de consommation (qui sont aujourd'hui unis au sein de la même fédération). Pour Angèle, c'est un mauvais souvenir. «C'était comme les Anglais contre les Français.»

De fil en aiguille, Gilbert est devenu vice-président de la Fédération des producteurs de lait du Québec. Pendant les cinq ans qu'il a occupé ce poste, Angèle et sa fille prenaient la ferme en main, pendant que son mari travaillait à Longueuil.

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L'agriculture, c'est un «projet de vie», indique Gilbert. «Moi j'aime ça, donc ce n'est pas des sacrifices.»

«On était deux, dit Angèle. C'est plus facile.»

Le conjoint de Johanny, Yanick Coutu, est électricien. Après son quart de travail, le jeune homme de 34 ans vient souvent donner un coup de main à la ferme. «Mes parents ont eu une fermette, donc je savais c'était quoi avant de rencontrer Johanny, dit-il. C'est certain que ce sont des compromis, mais on a chacun dû mettre nos points sur nos i. Moi l'été, j'ai mes rodéos et elle comprend ça.»

«Là, les parents de Johanny sont encore là donc on peut s'arranger, poursuit-il. Plus tard, ça va être autre chose, mais on va avoir de la relève bientôt», dit-il, en regardant le ventre rebondi de sa blonde.

«C'est une passion plus qu'autre chose, dit Johanny. Je ne sais même pas pourquoi j'aime ça. Depuis que je suis toute petite que je veux remplacer papa. N'importe qui peut faire ça, mais il faut que tu le veuilles.»

Il faut aussi bien gérer le risque et penser à long terme. Les Perreault ont investi des centaines de milliers de dollars pour bâtir une nouvelle étable, l'an dernier. «Nous n'avons jamais été aussi endettés de toute notre vie.»

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La semaine est longue pour les Perreault. Il faut réparer la batteuse et terminer les foins tard le soir, mais les choses vont en s'améliorant. Mercredi matin, ils décident d'euthanasier la vache 27. Mais jeudi soir, vers 20 h, ils aident une vache à donner naissance à un petit veau. «C'est le cycle de la vie», dit Angèle.

Puis quand nous quittons, le vendredi, «c'est beaucoup mieux que lundi!» commente-t-elle.

Et aux dernières nouvelles, avant-hier, la production de lait s'était beaucoup améliorée mais le retour à la normale prendra plusieurs mois.

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La ferme Angil est familiale. Nous sommes loin des troupeaux de milliers de bêtes comme on en retrouve aux États-Unis. Qu'est-ce que Gilbert souhaite à l'industrie agricole? «Je souhaite qu'on se donne une qualité de vie et de travail, mais il ne faut pas aller vers une concentration des fermes, dit-il. Au Québec, les gens sont sensibles à l'agriculture. Ils sont contents de retourner à la campagne et de voir des fermes familiales.»

Quant à Angèle, il y a longtemps qu'elle a aussi réalisé son rêve. «Je voulais un jardin avec plein de fleurs et là, j'en ai tellement que je ne suis plus capable de m'en occuper.»

«La ferme, il faut que tu l'aies dans l'âme, conclut-elle. C'est un mode de vie.»

L'industrie agricole en chiffres (2007)

42 540 producteurs et productrices agricoles

29 863 entreprises agricoles

6,9 milliards de dollars de produits vendus

Source : Union des producteurs agricoles (UPA)

Photo: David Boily, La Presse

Angèle Perreault prend la température de ses vaches malades.