Le dirigeant de SNC-Lavalin avait demandé au gouvernement canadien de changer les règles anticorruption « aussi rapidement que possible » dans une lettre adressée en 2017 à la ministre responsable de l'Approvisionnement, au moment même où son ministère supervisait des consultations publiques sur la possibilité d'imposer des sanctions moins sévères aux contrevenants.

Le président et chef de la direction de SNC-Lavalin, Neil Bruce, avait écrit à la ministre des Services publics, Carla Qualtrough, le 13 octobre 2017, et avait envoyé des copies à sept autres ministres influents du cabinet.

M. Bruce avait également joint à la lettre le document de présentation officielle de son entreprise dans le cadre des consultations, qui portaient sur des modifications éventuelles au « régime d'intégrité » et sur la création possible d'un outil pour négocier un « accord de poursuite suspendue » ou « accord de réparation ».

L'entreprise montréalaise a été accusée en 2015 de corruption et de fraude relativement à des contrats obtenus en Libye. Une condamnation criminelle l'empêcherait de participer aux appels d'offres pour des contrats publics pendant une période de dix ans, en vertu du régime actuel.

La lettre, obtenue par La Presse canadienne en vertu de la Loi sur l'accès à l'information, démontre toutes les pressions que subissait le gouvernement de Justin Trudeau pour aider le géant de l'ingénierie et de la construction à éviter un procès. SNC-Lavalin a fait valoir sa cause auprès de responsables fédéraux, dont certains au bureau du premier ministre, pour que les accords de réparation soient inscrits dans la loi, comme dans d'autres pays.

Quelques mois après les consultations publiques de l'automne 2017, le gouvernement Trudeau a inclus dans le projet de loi omnibus de 582 pages, déposé au printemps dernier, un amendement au Code criminel qui crée ces accords.

Dans sa lettre, M. Bruce invitait la ministre Qualtrough et son personnel à une réunion afin de répondre à leurs questions sur la proposition de SNC-Lavalin, d'expliquer ses améliorations en matière de gouvernance et de leur faire part de ses plans pour élargir ses activités.

« Le temps presse »

M. Bruce faisait valoir que le Canada avait besoin de ces accords de poursuite suspendue, ainsi que « d'améliorations » à son régime d'intégrité, afin que les entreprises qui font affaire avec le gouvernement, afin de s'aligner sur les politiques en vigueur aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France, notamment.

Ces deux questions sont liées, mais distinctes. Les accords de poursuite suspendue prévoient que les entreprises démontrent qu'elles se sont redressées après s'être adonnées à la corruption. Le régime d'intégrité du gouvernement, de son côté, s'intéresse aux fournisseurs avec lesquels Ottawa fera affaire ; il vise à garder l'argent public loin des mauvais joueurs.

« Le moment est venu de s'attaquer en particulier aux (accords de poursuite suspendue) ainsi qu'au (régime d'intégrité), expliquait M. Bruce à la ministre Qualtrough. Mais le temps presse aussi. »

Il a prévenu que les sociétés canadiennes d'ingénierie et les firmes de consultants n'étaient pas sur un même pied d'égalité avec leurs concurrents étrangers, qui font des affaires dans des pays où les accords de poursuite suspendue sont inscrits dans la loi.

« SNC-Lavalin appuie pleinement la nécessité de prendre le temps nécessaire pour mener un processus de consultation crédible, équitable, ouvert et transparent », soutenait M. Bruce. « Cependant, le Canada est clairement en retard quant à l'utilisation de tous les outils possibles pour lutter de la manière la plus efficace contre la criminalité économique des entreprises. »

SNC-Lavalin dans les consultations

Une note d'information interne rédigée pour Mme Qualtrough lui recommandait de décliner l'invitation de M. Bruce. La note suggérait plutôt à la sous-ministre adjointe pour le régime d'intégrité, Barbara Glover, de rencontrer le dirigeant de l'entreprise.

Mme Qualtrough a accepté cette suggestion et a écrit à M. Bruce pour lui dire qu'il devrait rencontrer Mme Glover. Dans cette lettre du 31 octobre 2017, elle a aussi remercié M. Bruce pour ses observations et sa participation au processus de consultation.

La semaine dernière, la ministre Qualtrough s'est fait demander en comité parlementaire si SNC-Lavalin faisait partie des organisations qui ont participé aux consultations publiques. « Je ne connais pas comme ça la liste des 300 organisations », a-t-elle répondu à une question de l'opposition conservatrice. « Désolé, je ne veux pas faire de difficultés, mais je ne peux m'en souvenir comme ça. »

Plus tard lors de l'audience, l'un de ses fonctionnaires a confirmé que l'entreprise était parmi les participants aux consultations.

SNC-Lavalin est au coeur d'une crise politique qui a secoué le gouvernement libéral. Même si les accords de poursuite suspendue ont été créés l'an dernier, la directrice des poursuites pénales avait décidé de ne pas en faire bénéficier SNC-Lavalin. L'ancienne procureure générale Jody Wilson-Raybould a démissionné de son poste dans la foulée d'allégations selon lesquelles Justin Trudeau et son bureau auraient fait des pressions inappropriées sur elle pour qu'elle infléchisse la décision de la directrice des poursuites pénales, afin d'éviter un procès à la firme montréalaise.

Lundi, c'est la présidente du Conseil du Trésor, Jane Philpott, qui a remis sa démission en évoquant directement la gestion de ce dossier. Elle disait avoir perdu confiance « dans la manière dont le gouvernement a traité cette question et dans sa réponse aux problèmes soulevés ».

C'est d'ailleurs Carla Qualtrough qui occupe maintenant ce poste par intérim.