Alors que certains doutent encore de son utilité après plus de 150 ans d'existence, le Sénat franchira une nouvelle étape de son histoire en février : les débats seront en effet télédiffusés en direct pour la toute première fois, donnant ainsi aux Canadiens un aperçu en temps réel des travaux effectués par les sénateurs.

Les sénateurs seront-ils à la hauteur ? Pourront-ils redorer le blason de la Chambre haute et convaincre les sceptiques que leur travail est indispensable au bon fonctionnement de la démocratie canadienne ? Certains sont craintifs, notamment le sénateur indépendant André Pratte, qui a d'ailleurs déjà exprimé ses craintes de vive voix dans l'enceinte du Sénat au printemps.

« Le Sénat a, depuis sa naissance, fréquemment été forcé de justifier son rôle auprès d'une population canadienne sceptique. La réalité d'il y a 151 ans est toujours vraie aujourd'hui. Cependant, [en 2019], nous nous retrouvons non seulement au milieu d'une évolution sans précédent dans l'histoire de notre institution, mais à la veille d'un moment décisif », a lancé M. Pratte durant son discours.

À titre de comparaison, les travaux de la Chambre des communes sont télédiffusés depuis le 17 octobre 1977. Les échanges entre le premier ministre et le chef de l'opposition sont donc fréquemment repris durant les bulletins de nouvelles télévisés depuis longtemps.

Siestes et controverses

Dans le passé, le Sénat a la plupart du temps fait la manchette à cause d'un scandale lié aux dépenses de certains sénateurs, de l'absentéisme d'une poignée d'entre eux, ou encore des déclarations controversées de l'un d'entre eux. Des sénateurs ont aussi déjà été filmés en train de sommeiller alors que le gouverneur général était en train de lire le discours du Trône du gouvernement énonçant ses priorités.

Mais depuis trois ans, des sénateurs occupant des postes de direction ont pris le taureau par les cornes en imposant de nouvelles règles de reddition de comptes et en mettant les bouchées doubles pour mieux expliquer le travail du Sénat. Des comités ont produit des rapports de grande qualité sur l'environnement, les ressources naturelles et la fiscalité. 

Des débats éclairants ont aussi été tenus sur l'aide médicale à mourir et la légalisation du cannabis, forçant le gouvernement Trudeau à accepter certains amendements auxquels il n'avait pas songé.

Le premier ministre Justin Trudeau croit avoir redonné une crédibilité au Sénat en nommant des sénateurs indépendants qui n'ont pas de lien direct avec le caucus libéral, bien que les sénateurs conservateurs soutiennent qu'il s'agit d'un mirage, puisque ces derniers votent « comme des libéraux 90 % du temps ». 

Les sénateurs indépendants constituent d'ailleurs le groupe le plus important au Sénat aujourd'hui (54 sénateurs sur un total de 105), tandis que l'on compte 31 sénateurs conservateurs, 10 sénateurs libéraux indépendants et 10 autres sénateurs sans affiliation. S'il devient premier ministre, le chef du Parti conservateur Andrew Scheer a promis de mettre fin à cette pratique de nommer des sénateurs indépendants.

Trop de partisanerie

Malgré tout, le sénateur André Pratte craint que les sénateurs ratent l'occasion de laisser une première impression favorable de l'institution quand les lumières s'allumeront et que les caméras filmeront les délibérations en direct pour la première fois en février 2019.

Pourquoi ? Parce qu'il règne encore trop de partisanerie à ses yeux dans cette enceinte, malgré la réforme des nominations de Justin Trudeau, et les règles régissant les travaux sont mal adaptées à la réalité d'aujourd'hui.

À l'instar des députés de la Chambre des communes, les sénateurs emménageront dans un nouvel édifice « temporaire » pendant la prochaine décennie afin qu'on puisse entreprendre des rénovations majeures à l'édifice du centre, qui abrite l'emblématique tour de la Paix. Les députés occuperont l'édifice de l'ouest de la colline parlementaire - fraîchement rénové au coût de 900 millions - tandis que les sénateurs éliront domicile au Centre des conférences - l'ancienne gare d'Ottawa -, où des caméras ont été installées.

« Lorsque nous emménagerons dans notre salle provisoire dotée de caméras, les Canadiens pourront nous regarder en direct tous les après-midi. Que verront-ils ? Ils verront des discours intéressants, mais isolés, souvent hors contexte, relativement à des dossiers dont ils ne savent pratiquement rien », affirme le sénateur indépendant André Pratte.

« Ils entendront de longs discours qui dépassent souvent la limite de 15 minutes, sans parler de ceux qui dépassent la limite de 45 minutes qui s'applique aux discours des parrains et des porte-parole, une période horriblement longue à l'ère des publicités de 15 secondes et des gazouillis de 280 caractères », a souligné M. Pratte.

« Ils verront des affaires parfois ajournées pour la simple raison qu'un groupe de sénateurs est fâché contre un autre - et pourquoi ? Ils ne le sauront pas. Ils verront que la sonnerie retentira pendant une heure avant un vote - une heure, encore une fois, pour aucune autre raison que pour faire payer un groupe de sénateurs pour un quelconque péché parlementaire. Ils verront une période des questions quotidienne, où toutes les questions sont adressées à la même personne, qui lit les réponses fournies par les représentants du gouvernement pour la raison compréhensible qu'il est impossible pour quelque homme ou quelque femme que ce soit de connaître les réponses à toutes les questions concernant tous les ministères du gouvernement », a aussi affirmé M. Pratte.

Depuis trois ans, un comité sur la modernisation du Sénat a produit pas moins de 13 rapports et a proposé plusieurs changements de nature procédurale. Reste à voir s'ils seront tous mis en vigueur et s'ils permettront aux sénateurs de faire une bonne impression le 18 février.