« Cinglé ! » « Incompétent ! » « Marionnette ! » Les écarts de langage ont été légion ces derniers mois aux Communes. Les conservateurs de Pierre Poilievre, en particulier, en font leurs choux gras sur les réseaux sociaux. Est-ce que c’était mieux dans le temps ? Est-ce moins prononcé ailleurs ? Et puis, les gens aiment-ils la chicane ? Décryptage préestival.

De la télévision aux réseaux sociaux

Dès le premier jour où les caméras de télévision ont fait leur entrée à la Chambre des communes, le 17 octobre 1977, le réseau CBC a fait allusion à un virage vers la politique spectacle. « [Pierre Elliott] Trudeau a adoré cela et il l’a démontré en occupant la part du lion de la diffusion », relatait ce jour-là un reporter dans un compte rendu de cette première historique⁠1.

Près de cinq décennies plus tard, c’est sur les réseaux sociaux que les élus affichent leurs prouesses. Dans le camp conservateur, on est passé maître dans l’art de publier quasi instantanément des séquences vidéo des débats. Cette quête de clics n’est toutefois pas sans péril – il vient à l’esprit le cas de Rachael Thomas, qui a été contrainte de s’excuser après avoir demandé à la ministre Pascale St-Onge de lui répondre en anglais⁠2.

Des clics à profusion

« Génèrent-ils un tas de clics ? C’est clair. Mais X n’est pas représentatif de la population du Canada », fait valoir un libéral qui a requis l’anonymat, n’étant pas autorisé à s’exprimer ouvertement sur des enjeux de stratégie. « Là où ils ont un avantage, en quelque sorte, c’est qu’ils ne s’encombrent pas des nuances ou des faits, constate la même personne. Ils utilisent du langage grossier et ils répètent les mêmes lignes succinctes. »

Ajoutez à cela le fait que le Parti conservateur nage dans l’argent des dons politiques et que l’équipe de communication numérique de Justin Trudeau est « ridiculement petite », et l’avantage va nettement à la formation de Pierre Poilievre à ce chapitre, conclut le même tacticien libéral.

Ottawa c. Québec

Coincés entre deux feux, les députés bloquistes sont condamnés à se comporter comme « les adultes dans la pièce », plaide le leader parlementaire de la formation en Chambre, Alain Therrien. À l’instar des conservateurs, les bloquistes publient eux aussi certaines interventions sur les réseaux sociaux, mais « on ne fait pas de spectacle », argue-t-il.

Anciennement élu péquiste à l’Assemblée nationale, Alain Therrien trouve que le format de la période des questions au Salon bleu se prête davantage à la reddition de comptes. Mais la grande différence réside dans le fait que les acteurs dans l’arène ne sont pas les mêmes, croit-il. « L’opposition officielle à Québec ne dit pas n’importe quoi. Ici, c’est monstrueux. Le pire, c’est qu’ils [les conservateurs] n’ont même pas l’air gênés. »

Une vieille tradition d’insultes

Ancienne ministre sous Jean Chrétien, Sheila Copps se branche encore sur la période des questions. Celle qui faisait partie du fantasque « Rat Pack », un groupe d’élus qui prenait un malin plaisir à étriller les députés de Brian Mulroney, relève que les excès langagiers pimentent la joute parlementaire depuis belle lurette, qu’on le veuille ou non.

« On m’a traitée de pute. Donc par rapport aux termes, je ne trouve pas que c’est pire maintenant qu’avant », exprime-t-elle. En 2011, le réseau CTV a d’ailleurs profité du fait que Justin Trudeau avait taxé le ministre Peter Kent de « tas de merde » pour dresser un inventaire de vulgarités parlementaires, dont certaines remontent à 1849⁠3.

La tension entre les députés est également exacerbée par le contexte, remarque Sheila Copps : « On est rendu à la fin de la session, et l’autre chose, c’est qu’on est en situation de gouvernement minoritaire, et le Parti conservateur veut vraiment avoir une élection, parce qu’il est tellement en avance dans les sondages ».

La variable Fergus

La pause estivale sera certainement la bienvenue pour le président de la Chambre, Greg Fergus, dont la démission a été réclamée trois fois en moins d’un an. « Sa crédibilité est minée. Est-ce que ça contribue à une certaine animosité ? Je pense que oui », fait valoir Rodolphe Husny, un ancien stratège conservateur.

Accusé d’être partisan, Greg Fergus se fait souvent chahuter par l’opposition lorsqu’il prend la parole ou qu’il rend des décisions – le niveau de décibels a augmenté depuis qu’il a expulsé Pierre Poilievre de la période des questions, en mai dernier. « Tout est une question de confiance. La force de persuasion d’un président vient de sa légitimité, et la sienne est minée », estime celui qui est maintenant analyste politique.

Il n’y a pas à la Chambre des communes une liste noire d’expressions comme c’est le cas à l’Assemblée nationale. « Des propos jugés non parlementaires un jour pourraient ne pas nécessairement l’être un autre jour », est-il écrit dans La procédure et les usages de la Chambre des communes. Le wacko de la discorde avait déjà été employé, sans valoir de sanction à celui qui l’avait proféré (le néo-démocrate Peter Julian).

Payant, le crêpage de chignon ?

Les esclandres ont une certaine efficacité, note Manuel Quintin, doctorant au Groupe de recherche en communication politique (GRCP) de l’Université Laval. « Les interventions de ce style attirent l’attention des médias et de la population. Mais elles mobilisent des gens qui sont déjà convaincus », expose-t-il.

L’incivilité dans le débat politique n’a cependant pas la cote au pays, en particulier au Québec, enchaîne-t-il : « Ce type de communication négative axé sur l’attaque de l’adversaire est perçu de manière globalement négative par l’électorat, puisqu’il s’agit d’un bris de normes sociales ».

Il y a un bémol : les études permettant d’en venir à ces conclusions sont généralement réalisées en contexte électoral, et réaliser un sondage où les participants devraient dire s’ils apprécient la querelle comporterait un « biais de désirabilité sociale », souligne le chercheur. « Même dans un sondage, on essaie d’être désirable, et la norme sociale écrasante sur le sujet, c’est qu’on n’aime pas la chicane », vulgarise Manuel Quintin.

1. Lisez et visionnez « From 1977: The House of Commons enters the TV era » (en anglais) 2. Lisez « Le “en anglais, s’il vous plaît” d’une conservatrice ne passe pas » 3. Lisez « Is profanity in Parliament a longstanding tradition ? » (en anglais)