(Ottawa) C’est une grande victoire pour le mouvement syndical, mais cela n’empêche pas la présidente de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) d’être très inquiète. La Chambre des communes a adopté à l’unanimité, lundi, le projet de loi anti-briseurs de grève. Magali Picard craint toutefois que le délai de mise en œuvre de 12 mois ne permette à un éventuel gouvernement conservateur mené par Pierre Poilievre de le renverser.

Ce qu'il faut savoir

  • Le Québec a son propre projet de loi anti-briseurs de grève depuis 1977, mais il ne protège pas les travailleurs qui relèvent du gouvernement fédéral.
  • Les libéraux avaient promis d’y remédier en campagne électorale.
  • Les néo-démocrates ont insisté pour que le projet de loi voie le jour dans le cadre de leur entente avec les libéraux.
  • Le projet de loi interdit le recours aux travailleurs de remplacement. Les deux parties auraient 15 jours pour s’entendre sur les tâches à maintenir, en cas de grève ou de lock-out.

« Moi, je pense que c’est un opportuniste, dit la syndicaliste sans détour. Il comprend la pression qui vient avec ce vote d’aujourd’hui, l’importance de ce vote-là pour les travailleurs. Il essaie de courtiser les travailleurs de partout. »

Le chef conservateur se rend régulièrement rencontrer des employés dans des usines d’un bout à l’autre du pays. Il était la semaine dernière à Trois-Rivières où il s’est arrêté à l’usine de papier Kruger et chez Groupe Madysta, une entreprise de télécommunications.

M. Poilievre, tout comme l’ensemble de son caucus, a voté pour le projet de loi C-58 en troisième lecture à la Chambre des communes lundi après-midi. Cette législation vise à interdire le recours à des travailleurs de remplacement lors d’un conflit de travail dans les secteurs relevant du gouvernement fédéral, comme les banques, les télécommunications et les transports. Il était attendu depuis des décennies par le milieu syndical, mais est décrié par le patronat qui craint une multiplication des conflits de travail.

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Le chef conservateur, Pierre Poilievre

Le projet de loi C-58 offre toutefois une lueur d’espoir à des gens comme Rachid Tari, un employé du service à la clientèle de Vidéotron qui est sur la ligne de piquetage depuis sept mois.

Vu qu’il n’y a pas de loi anti-scabs, l’employeur n’est pas sérieux à la table de négociations parce que pour lui, son business, ça marche toujours à cause des briseurs de grève.

Rachid Tari, délégué syndical et employé de Vidéotron

L’entrée en vigueur de C-58 est passée de 18 à 12 mois lors de l’étude en comité parlementaire, mais la FTQ veut continuer de faire pression pour le raccourcir davantage alors que s’amorcera son étude au Sénat.

Les craintes de la FTQ sont partagées par le chef du Nouveau Parti démocratique (NPD), Jagmeet Singh, qui a accusé son rival d’avoir un « agenda caché ». Il a rappelé que le chef conservateur siégeait comme ministre au sein du cabinet de Stephen Harper lorsqu’il avait « réduit les pouvoirs des syndicats ». Le gouvernement Harper avait adopté une législation pour obliger les syndicats à tenir des votes secrets et une autre pour les obliger à divulguer toutes les dépenses supérieures à 5000 $. Elles ont rapidement été abolies après l’arrivée des libéraux au pouvoir.

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Le chef du NPD, Jagmeet Singh, saluant des travailleurs en lock-out de Vidéotron lundi

Il a aussi fait valoir que le chef conservateur a voté à maintes reprises contre les projets de loi anti-briseurs de grève déposés depuis qu’il a été élu député en 2004.

« Toutes ces actions montrent un agenda contre les travailleurs et contre les syndicats, a signalé M. Singh. Et le fait qu’il ait voté contre ce projet de loi huit fois dans le passé et qu’il ait maintenant changé sa position, ça ne change pas son bilan. »

Au moment où ces lignes étaient écrites, ni M. Poilievre ni son équipe n’avaient réagi à ces propos. Les demandes de La Presse à ce sujet sont restées sans réponse.

Un projet de loi au sort incertain

Le Bloc québécois a présenté 11 projets de loi anti-briseurs de grève depuis 1990 qui avaient tous été défaits. Le Québec a sa propre loi anti-briseurs de grève depuis 47 ans. « On est satisfait, mais pas tout à fait », a résumé son leader parlementaire, Alain Therrien.

Le seul écueil qu’on voit et sur lequel on insiste depuis le début : pourquoi attendre un an avant la mise en application ?

Alain Therrien, leader parlementaire du Bloc québécois

Il estime qu’une entrée en vigueur rapide de la législation aurait pu aider les débardeurs du port de Québec en lock-out depuis 21 mois. « On ne sait pas ce qui peut arriver dans les mois à venir », a-t-il ajouté.

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Des débardeurs du port de Québec formant une ligne de piquetage, en novembre 2022

Le projet de loi C-58 devra passer toutes les étapes législatives au Sénat, dont l’étude en comité, ce qui laisse peu de temps pour son adoption avant la relâche estivale en juin. Pour l’instant, l’entente de soutien et de confiance entre les libéraux et les néo-démocrates tient toujours. Elle permet au gouvernement minoritaire de Justin Trudeau de gouverner comme s’il était majoritaire. Advenant un déclenchement électoral hâtif avant que le projet de loi ne soit adopté par le Sénat, il pourrait mourir au feuilleton.

« La dernière chose que je voulais, c’était changer fondamentalement la façon dont se déroulent les négociations sur la scène fédérale sans avoir les ressources nécessaires », a justifié le ministre du Travail, Seamus O’Regan. Il veut s’assurer que le Conseil canadien des relations industrielles (CCRI) sera financé adéquatement et que ses employés ont la formation nécessaire avant la mise en œuvre de la loi.

Les deux parties auront 15 jours pour s’entendre sur les tâches à maintenir, en cas de grève ou de lock-out. Si elles n’y arrivent pas, le CCRI sera appelé à trancher.

Le projet de loi anti-briseurs de grève avait fait l’objet de longues négociations entre les néo-démocrates et les libéraux. Il s’agit de l’une des demandes les plus importantes du NPD dans le cadre de cette entente. « C’est une journée historique », a rappelé M. Singh, qui n’a pas hésité à prendre le crédit. « C’est grâce au NPD, pas le Bloc, pas les conservateurs, pas les libéraux. »