(Ottawa) Malgré les milliards de nouveaux investissements en défense qui ont été annoncés lundi, le Canada demeurera dans le groupe des mauvais payeurs de l’OTAN pour plusieurs années encore. L’objectif que se fixe le gouvernement, dans sa révision de la politique de défense, est de consacrer 1,76 % du PIB au budget de la défense en 2029-2030.

La projection a été fournie par le premier ministre Justin Trudeau, à la base militaire de Trenton, lundi, jour du dévoilement de la politique intitulée Notre Nord, fort et libre.

Dans l’avant-propos du très attendu document, qui tient sur une trentaine de pages, le ministre de la Défense nationale Bill Blair, qui était aussi présent à la base Trenton, se félicite de ce bond vers l’avant en matière de financement des Forces armées canadiennes (FAC).

Mais dans la même phrase, il confirme qu’Ottawa ne tient pas sa promesse envers ses alliés.

« Il s’agit d’une augmentation significative des dépenses en matière de défense du Canada et représente une avancée majeure dans nos efforts visant à consacrer 2 % du PIB du pays, comme convenu par les membres de l’OTAN au sommet de Vilnius en 2023 », écrit-il.

Dans le cadre de la politique, le gouvernement fédéral investira quelque 8,1 milliards de dollars sur cinq ans, et 73 milliards de dollars au cours des 20 prochaines années. Cela place aussi le Canada « sur la bonne voie » pour dépasser l’objectif de 2 % fixé par l’OTAN pour les dépenses d’équipement majeur.

C’est donc dire qu’à trois mois du sommet de Washington, et alors que le partenariat transatlantique souffle ses 75 bougies dans un contexte de bouleversements géopolitiques, le gouvernement confirme ce dont plusieurs se doutaient : le Canada continuera d’être mauvais élève.

« Il faut se souvenir d’où on vient. Quand on a pris le pouvoir en 2015, le Canada dépensait autour de 1 % de son produit intérieur brut en défense », a plaidé Justin Trudeau lorsqu’on lui a demandé comment l’OTAN pourrait réagir à la non-atteinte de la cible minimale du 2 %.

« On continue de travailler pour atteindre ce 2 %, et on va continuer de le faire avec d’autres dépenses », a dit le premier ministre. Pour illustrer son propos, il a cité des investissements non budgétés dans le plan, dont l’achat possible de sous-marins, ou encore l’augmentation souhaitée du personnel des Forces armées.

Selon les plus récentes estimations de l’alliance politico-militaire qui ont été publiées à la mi-mars, le Canada consacrera 1,33 % de son PIB au budget de la défense, et 14,4 % pour les dépenses d’équipement majeur, en 2023.

Une éclipse militaire…

La politique de défense Notre Nord, fort et libre succède à Protection, Sécurité, Engagement, qui remonte à 2017. Professeure en études politiques à l’Université du Manitoba, Andrea Charron n’en croyait pas ses yeux, lundi : enfin, le gouvernement a clarifié ses orientations militaires.

« C’est la version d’une éclipse pour le ministère de la Défense : on l’attendait depuis longtemps, ça n’arrive pas souvent, et quand ça arrive, on est un peu sous le choc », illustre celle qui est aussi directrice du Centre de défense et études en sécurité.

Elle en retient davantage les milliards en nouveaux investissements que l’incapacité canadienne à se rendre au fameux 2 % de l’OTAN. À l’instar de plusieurs experts, elle estime que l’atteinte de la cible est irréaliste à l’heure actuelle.

« Je ne pense pas qu’on pourrait dépenser 2 % de notre PIB, même si on disait qu’on le pouvait. C’est comme essayer de boire à même un boyau d’incendie », image la professeur Charron en citant les enjeux de pénurie de personnel et les déficiences du processus d’acquisition militaire.

Et il ne faut pas non plus négliger le fait que ces sommes sont « extraordinaires » dans le contexte déficitaire que l’on connaît, relève Philippe Lagassé, professeur agrégé à la Norman Paterson School of International Affairs de l’Université Carleton.

« C’est quand même beaucoup d’argent, constate-t-il en entrevue. Mais est-ce que le ministère est capable de le dépenser ? Ça, c’est une autre question. Le ministère fait ce qu’il peut pour dépenser l’argent, mais il faut noter qu’il manque 16 000 membres dans les Forces armées canadiennes. »

… remarquée par Washington…

Le gouvernement a eu droit à de chaleureuses félicitations de l’ambassade des États-Unis au Canada. Le chef de mission de Washington à Ottawa, David Cohen, a salué « les engagements financiers fermes », les « plus importants dans les dépenses de défense de l’histoire récente du Canada ».

Il ne s’est même pas formalisé de l’absence d’un plan détaillé vers l’atteinte du 2 %.

« Passer de 1,33 % à 1,76 % d’ici 2029-2030 constitue un réel progrès, et nous sommes encouragés par les assurances que nous avons reçues quant à des investissements supplémentaires », a-t-il déclaré par voie de communiqué.

… fustigée par le Parti conservateur

À l’inverse, le Parti conservateur a parlé d’une « annonce désespérée » des libéraux.

« Après huit ans sous Trudeau, ses annonces sous forme de séances de photos ne sont que de nouvelles promesses à briser, et elles ne compensent pas ses années de négligence qui ont laissé nos militaires dans un état de délabrement », a fustigé le député James Bezan.

L’Arctique dans la mire

Le titre du document, Notre Nord, fort et libre, donne une bonne idée des orientations canadiennes. « Notre passage du Nord-Ouest et la région de l’Arctique au sens large sont déjà plus accessibles, et nos adversaires n’attendent pas pour en profiter », y lit-on.

« Nous constatons une plus grande activité de la Russie dans nos approches aériennes, et un nombre croissant de plateformes de surveillance et de navires chinois recueillent des données sur la région et effectuent la cartographie de la région », prévient le ministre Blair dans la préface.

La construction d’une nouvelle station terrestre de satellite dans l’Arctique canadien (23 millions sur cinq ans) et l’établissement de carrefours de soutien opérationnel du Nord (18 millions sur cinq ans) figurent parmi les pistes de solution pour contrer les menaces russe et chinoise.

Du nouvel équipement… peut-être

Si l’acquisition de nouvel équipement figure dans le plan, les détails, eux, manquent à l’appel.

« Nous étudierons les possibilités de renouvellement et d’expansion de notre flotte de sous-marins », « Nous étudierons les possibilités de modernisation ou de remplacement des parcs de chars et de véhicules blindés légers », y lit-on, entre autres.

Même flou pour ce qui est de la refonte du processus d’acquisition, un problème récurrent.

« Nous repenserons la manière dont nous acquérons les équipements, comment mieux les entretenir et les moderniser au fil du temps, et comment nous assurer qu’ils sont optimisés pour répondre aux divers besoins des militaires », est-il écrit.

« Nous raccourcirons également le calendrier des grands projets d’acquisition, afin de réduire les risques opérationnels et financiers liés aux retards et aux écarts entre les capacités retirées du service et les nouvelles capacités ajoutées », y ajoute-t-on.

Recrutement et rétention de personnel

L’un des handicaps des Forces armées canadiennes est la pénurie de personnel. La bonne nouvelle est que l’on se dirige vers un gain net pour l’année 2023-2024, a relevé un haut gradé lors d’une séance d’information technique, lundi matin.

Il reste toutefois beaucoup à faire pour améliorer les conditions des militaires et de leur famille. Ainsi, dans la veine des annonces prébudgétaires libérales, le document évoque le déploiement d’une nouvelle stratégie de logement et d’un accès à des services de garde dans 10 bases au pays.

Des salaires et avantages sociaux plus avantageux et « des mesures visant à favoriser l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée pour les militaires » sont aussi à l’étude, car le cadre actuel, mis en place il y a plusieurs décennies, « ne répond pas aux attentes et aux réalités des militaires d’aujourd’hui ».

Dorénavant, les révisions de la politique de défense viendront tous les quatre ans, d’après ce qu’a indiqué un haut fonctionnaire du gouvernement lors d’une séance d’information technique organisée pour les médias, lundi matin.