(Baie-Saint-Paul) Des maires du Québec lancent un cri d’alarme pour que le gouvernement Legault vienne en aide aux propriétaires de résidences situées en zone de risque élevé d’inondation, qui craignent de rester « pris » avec leurs maisons dans la foulée du retrait de Desjardins, une des seules institutions financières qui offrait encore des prêts hypothécaires dans ce marché risqué.

Comme bien des résidants de Baie-Saint-Paul, Yves Giroux y a goûté au printemps dernier. L’eau de la rivière du Gouffre a ravagé le rez-de-chaussée de sa maison centenaire. Depuis, il s’est relevé les manches et a entrepris d’importants travaux pour protéger sa résidence contre de futures inondations. Mais les factures s’accumulent. Le programme d’aide du ministère de la Sécurité publique tarde à lui verser les sommes qui lui sont dues, et il n’arrive pas à se faire rembourser plusieurs frais afférents.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Yves Giroux

« On se bat pour conserver notre patrimoine », laisse-t-il tomber.

Or, depuis le 1er février, Desjardins ne prête plus pour acheter une propriété dans une zone inondable de grand courant (zone 0-20 ans). C’était « l’une des seules institutions financières à le faire », souligne Chantal Corbeil, porte-parole du Mouvement Desjardins.

Pour des experts, la décision de Desjardins s’inscrit dans un courant mondial où les assureurs et les prêteurs hypothécaires se protègent des changements climatiques.

Mais pour Yves Giroux, la décision de la coopérative est un coup dur. Et il croit que cela pourrait convaincre d’autres sinistrés de tout simplement faire démolir leur maison.

« Si on abandonne et qu’on dit que ces maisons-là […], on ne peut plus avoir d’hypothèque dessus, bien c’est beau, on détruit toutes les zones inondables au Québec », poursuit-il.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Au printemps dernier, l’eau de la rivière du Gouffre a ravagé le rez-de-chaussée de la maison d’Yves Giroux.

Déjà, ses deux voisins ont pris cette décision, et la Ville de Baie-Saint-Paul a donné son aval à la démolition du gîte au Clocheton, un immeuble emblématique du secteur, même si elle rêve toujours qu’un acheteur vienne le sauver.

D’autres propriétaires sont sonnés. « On a acheté un bien assez cher, et on se retrouve avec cette maison qui ne sera pas revendable. C’est une commotion. Pour nous, c’est un gros choc d’apprendre ça », lâche Michèle Bouzigon, qui habite elle aussi dans la rue Saint-Joseph, une des plus vieilles de la ville. « Les maisons démolies, ça affecte le tissu social, le plaisir partagé d’habiter là, c’est dramatique pour beaucoup de gens », ajoute Mme Bouzigon.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

La Ville de Baie-Saint-Paul a donné son aval à la démolition du gîte au Clocheton.

Pour Lucie Goyer, c’est carrément l’avenir de sa maison, construite en 1862, qui est en jeu. Elle avait pratiquement terminé de réparer les dégâts des inondations, mais elle doit toujours payer pour surélever sa maison et l’immuniser, c’est-à-dire mettre en place des mesures de protection.

« Tantôt, je pleurais. Je me sens dans une souricière. C’est une maison que j’adore. Je me retrouve mal prise avec ça, et je ne sais plus quoi faire. Je ne peux pas mettre des dizaines de milliers de dollars sur une maison alors que je ne sais pas si je vais pouvoir la revendre. Je ne suis pas millionnaire. […] C’est mon argent de retraite que je risque de perdre », dit-elle.

Une décision déplorable, dit le maire

Le maire de Baie-Saint-Paul, Michaël Pilote, tente de sauver le plus de maisons possible dans le cœur historique de sa ville. Pour lui, ce choix de Desjardins est en contradiction avec sa mission coopérative. « Dans les régions, c’est pas comme à Montréal. À Baie-Saint-Paul, la majorité des gens sont avec Desjardins », laisse-t-il tomber.

« On trouve la décision déplorable. On croise les doigts pour que ça change. C’est majeur pour le Québec. Il n’y a pas de municipalité au Québec où il n’y a pas de secteur 0-20 ans [le risque d’inondation le plus élevé]. Demain matin, s’il n’y a pas de prêteur hypothécaire, à qui ces personnes vont vendre ? »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Au printemps dernier, le maire de Baie-Saint-Paul, Michaël Pilote, a fait visiter à François Legault la digue retenant les flots de la rivière du Gouffre qui avait cédé lors des inondations.

Il souligne que le gouvernement du Québec appuie sa décision de rehausser la digue qui protège le centre-ville. « La moitié de mon centre-ville est en 0-20 ans. On n’est pas innocent, on ne dit pas de ne pas s’en préoccuper. Mais il faut y aller au cas par cas. Lorsque les municipalités font le choix de mettre des ouvrages de protection, ça doit être pris en compte », croit-il.

Risques climatiques

Pour Desjardins, il s’agit d’une décision d’affaires.

Unique exception : les acheteurs de propriétés dont les vendeurs sont déjà détenteurs d’un prêt hypothécaire de Desjardins pourront obtenir « dans certains cas » un financement, mais devront mettre une mise de fonds de 35 %. Et la propriété doit être « immunisée », c’est-à-dire avoir été rehaussée pour éviter les inondations futures et être protégée par des mesures de protection comme un remblai.

« Les risques climatiques prennent de plus en plus d’importance et causent des dégâts substantiels. Desjardins désire accompagner ses membres et clients tout en tenant compte des changements climatiques et des risques qu’ils représentent », a affirmé Mme Corbeil.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Vue aérienne de la rivière du Gouffre à Baie-Saint-Paul

D’autres institutions n’ont pas de politique claire. Avant d’autoriser un prêt en zone inondable, la Banque Nationale analyse au cas par cas « en fonction de différents facteurs, notamment le type de bâtiment et s’il est construit en fonction de la zone inondable, l’assurabilité du prêt et/ou de la propriété et la solidité financière de l’emprunteur », dit le porte-parole Alexandre Guay.

Le maire Pilote, lui, espère toutefois que Desjardins changera son fusil d’épaule, car « le Mouvement Desjardins ne peut pas abandonner ses membres », même s’il dit comprendre les préoccupations de la coopérative financière.

Des répercussions partout au Québec

Même si cette décision « représente moins de 5 % des hypothèques » de Desjardins, elle aura des répercussions aux quatre coins du Québec, déplore la Fédération québécoise des municipalités. Son président, Jacques Demers, demande une intervention du gouvernement provincial. « Il est évident qu’une telle situation posera problème dans de nombreuses municipalités. Nous sommes convaincus qu’un programme d’aide devra être élaboré pour soutenir les citoyens et les municipalités concernés », a-t-il affirmé.

Des centaines de municipalités au Québec ont des zones de grand courant, appelées dans le jargon « 0-20 ans ». Elles ont donc 5 % de risques d’être inondées chaque année, selon un registre du ministère des Affaires municipales. Il s’agit, selon une définition du gouvernement du Québec, d’un espace situé près d’un lac ou d’un cours d’eau « qui peut être inondé lorsque les eaux montent (crues) en raison d’un amas de glaces ou de débris empêchant l’eau de s’écouler adéquatement ». Pensons par exemple aux villes touchées par les inondations de 2017 et de 2019, en Outaouais, dans la grande région de Montréal ou en Mauricie.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Les inondations survenues au printemps 2017 ont causé bien des dégâts en Mauricie.

Mais les spécialistes ne s’étonnent pas du changement de cap de Desjardins, qui s’inscrit dans un courant mondial de « finance verte », indique Danielle Pilette, professeure associée à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) spécialisée en finances et fiscalité municipales. « Il y a toute une révision des risques qui est faite par les prêteurs hypothécaires et les assureurs, que ce soit sur la côte est américaine ou en Californie, par exemple », dit-elle.

Que ce soit en raison de l’érosion des berges, de la montée du niveau de la mer ou d’inondations causées par des précipitations extrêmes, ce sont ce genre de décisions d’affaires qui vont « rendre conscients les citoyens des risques réels des changements climatiques », ajoute-t-elle.

De nouvelles cartes au printemps

Pascale Biron, professeure d’hydrogéomorphologie à l’Université Concordia, n’est pas non plus étonnée. Elle affirme également que dans le cas de Baie-Saint-Paul, le risque d’inondation est historique, et pas nécessairement lié aux changements climatiques.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

D’importantes inondations ont ravagé certains secteurs de Baie-Saint-Paul et de ses environs, le printemps dernier.

Elle souligne que le gouvernement du Québec doit présenter son nouveau règlement permanent encadrant l’aménagement du territoire en zones inondables au printemps, avec une cartographie mise à jour et de nouveaux termes. Plutôt que de parler de zone d’inondation 0-20 ans, ou 0-100 ans, on parlera de risque d’inondation « élevé » ou « modéré », par exemple.

Puisque de nombreuses municipalités n’avaient pas de cartes de zones inondables, il est tout à fait possible que des propriétaires de maison se retrouvent dans une zone à risque élevé. « L’objectif de cartographier les zones inondables est de protéger les gens contre eux-mêmes », précise Mme Biron.

Mais si tout le monde s’entend pour ne plus y permettre de nouvelles constructions, comment faire pour aider les résidants qui s’y trouvent déjà ? « C’est la question à 1 million. Dans certains cas, on peut faire de l’immunisation, diriger l’eau vers les parcs. Mais dans les secteurs les plus à risque, il faut se résoudre à l’inévitable que la meilleure solution reste de s’en aller de là », dit la professeure.

En savoir plus
  • 40 %
    Le Mouvement Desjardins est le plus gros prêteur hypothécaire au Québec. Une étude publiée en mars 2023 estimait à 40 % sa part de marché dans l’ensemble de la province pour l’année précédente. Plus populaire en région, il demeure quand même le prêteur numéro un dans la région métropolitaine de Montréal avec des parts de marché d’environ 30 %. « Dans d’autres régions, comme le Saguenay–Lac-Saint-Jean, elle a émis plus de 50 % des hypothèques », mentionne l’étude de JLR.