Il y a un mot en anglais qui décrit bien ce que Justin Trudeau a dû ressentir mercredi passé : vindicated1. En voyant le dépôt, aux États-Unis, de l’acte d’accusation détaillant un complot qui aurait été ourdi par l’Inde en vue d’exécuter un militant sikh sur le sol américain, il a dû pousser un soupir de soulagement : sa sortie semble maintenant un peu plus justifiée.

(Ottawa) Les avertissements à l’Inde

Deux fois en un mois. La conseillère à la sécurité nationale et au renseignement auprès du premier ministre, Jody Thomas, qui ne se déplace pas pour des peccadilles, est allée en Inde à deux reprises en l’espace de quelques semaines à peine, afin de discuter avec les autorités de New Delhi des allégations entourant le meurtre du leader sikh Hardeep Singh Nijjar survenu le 18 juin dernier à Surrey, en Colombie-Britannique – un assassinat qui, selon ce qu’indiquent les documents judiciaires américains, était étroitement lié à la tentative de meurtre d’un autre militant sikh aux États-Unis, Gurpatwant Singh Pannun.

Le sommet du G20

La deuxième visite de Mme Thomas, c’était au début de septembre – elle s’y était rendue à la mi-août avant cela – alors que le premier ministre de l’Inde, Narendra Modi, recevait à New Delhi les dirigeants du G20. Oui, ce sommet où les photos de Justin Trudeau et de son hôte indien ont attiré tant d’attention, vu l’image glaciale qu’elles dégageaient.

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Justin Trudeau et Narendra Modi lors du sommet du G20 à New Delhi, en septembre dernier

Ce sommet où, à l’issue d’une rencontre bilatérale entre les deux premiers ministres, le gouvernement canadien craignait d’ores et déjà des mesures de représailles envers les diplomates, selon nos informations. Et oui, ce sommet à l’issue duquel l’avion du Canada est resté coincé pendant deux jours sur le tarmac de l’aéroport de New Delhi.

La bombe aux Communes

Le gouvernement Trudeau a refusé l’offre de l’Inde de ramener la délégation canadienne à bord de l’un de ses avions, et finalement, le vieil appareil gouvernemental s’est posé le 12 septembre à Ottawa. Quelques jours plus tard, Justin Trudeau se levait à la Chambre des communes pour annoncer solennellement, sur la foi d’« allégations crédibles », que l’Inde aurait commandité le meurtre de Hardeep Singh Nijjar. Les accusations ont fait le tour du monde et certains ont reproché au premier ministre d’avoir parlé trop vite. S’il a été décidé de lâcher cette bombe à ce moment précis, c’est en grande partie parce que le bureau du premier ministre a été informé que le Globe and Mail s’apprêtait à publier l’information et que l’on considérait qu’il devait lui revenir de contrôler le message.

Les antennes des Five Eyes

Le gouvernement était tout de même en possession de renseignements circulant au sein des Five Eyes – alliance sécuritaire regroupant les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada. « Des informations partagées entre les membres ont contribué à mener le Canada à faire cette déclaration », a affirmé sur les ondes de CTV l’ambassadeur des États-Unis au Canada, David Cohen, quelques jours après l’annonce. Selon le ministre canadien de la Sécurité publique, Dominic LeBlanc, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) travaille en collaboration avec les forces de l’ordre américaines depuis le début de l’été dans ce dossier. Aucune accusation n’a encore été portée dans l’affaire du meurtre de Hardeep Singh Nijjar.

L’empreinte de Modi

« On pourrait dire que l’utilisation de la violence politique est une marque de commerce du BJP [Bharatiya Janata Party, le parti de Narendra Modi] », constate Serge Granger, professeur de science politique à l’Université de Sherbrooke. Son exportation dans des pays étrangers – notamment en Occident, où l’on courtise la puissance indienne dans le but de contourner la Chine – est cependant « surprenante », juge ce spécialiste de l’Inde. Dans sa boule de cristal, il voit déjà New Delhi désigner un bouc émissaire pour sauver les meubles. « On va disculper, je présume, M. Modi, peut-être les membres du Cabinet, et on va jeter le blâme sur quelqu’un dans l’administration en prétextant que ces plans ne sont pas montés jusqu’au sommet de la pyramide politique », prédit M. Granger.

Sentiment doux-amer chez des sikhs

Moninder Singh résume en trois mots sa réaction à l’acte d’accusation aux États-Unis, où son ami, feu Hardeep Singh Nijjar, est nommé : validation, confirmation et… vindication. « A priori, l’Inde prétendait que les allégations du Canada étaient absurdes. Avec ce qui a été rendu public aux États-Unis, ça laisse maintenant très peu de place à l’imagination », fait valoir celui qui est aussi porte-parole du Conseil des gurdwaras (temples sikhs) de la Colombie-Britannique. Malgré cela, chaque rappel de l’assassinat de son ami, un « pilier » de la communauté à Surrey, « rouvre la plaie », confie-t-il. Et la communauté, comment se porte-t-elle ? « Le sentiment de frustration à l’endroit de l’Inde augmente et, pour de nombreuses personnes qui étaient indécises par rapport au mouvement pro-Khalistan [État indépendant sikh en Inde], la relation de confiance avec l’Inde est rompue », répond-il.

Et maintenant, on (le Canada) fait quoi ?

Le Canada a payé cher sa fronde publique à l’endroit de l’Inde. Le gouvernement a entre autres dû faire sortir de l’Inde 41 de ses 62 diplomates que New Delhi voulait dépouiller de leur immunité diplomatique. Jusqu’à présent, aucune mesure de représailles n’a été imposée contre Washington dans la foulée du dépôt de l’acte d’accusation. « Le Canada n’a pas le poids des États-Unis et, depuis un certain temps, on a l’impression qu’il sert de punching bag à plusieurs pays », fait remarquer le professeur Serge Granger. À Ottawa, depuis le début de cette saga, le mot d’ordre dans les ministères concernés est d’ailleurs d’éviter tout ce qui pourrait provoquer une escalade.

1. Participe passé du verbe anglais vindicate. « Le fait de prouver que ce qu’a dit ou fait une personne était exact ou vrai, après que d’autres ont pensé que c’était erroné », selon une traduction de la définition du dictionnaire Cambridge.

Lisez l’article « Washington accuse l’Inde d’être derrière un complot » Consultez l’acte d’accusation (en anglais)