(Ottawa) Les députés fédéraux seront bientôt appelés à voter sur l’usage de la disposition de dérogation. Le Bloc québécois a forcé la tenue d’un débat jeudi sur cette question en réaction à la levée de boucliers récemment suscitée par le premier ministre Justin Trudeau, qui songe à soumettre cet enjeu à la Cour suprême.

« Ce n’est pas le gouvernement des juges que nous devons avoir, c’est le gouvernement des élus. C’est le gouvernement de la volonté populaire », a déclaré le chef bloquiste, Yves-François Blanchet, à la Chambre des communes.

Il a rappelé qu’« un Parlement est toujours souverain » et a affirmé que Justin Trudeau a bon espoir que la Cour suprême tranchera en sa faveur puisqu’il nomme les juges qui y siègent.

« Il n’est pas banal de mentionner que la clause dérogatoire est un héritage de Pierre [Elliott] Trudeau », a-t-il ajouté en prenant soin de préciser que le Québec n’avait jamais adhéré à la Constitution canadienne.

Les députés fédéraux seront donc appelés à voter lundi sur la motion suivante : « Que la Chambre rappelle au gouvernement qu’il revient au Québec et aux provinces de décider seuls de l’utilisation de la disposition de dérogation. »

L’usage préventif de la disposition de dérogation par le Québec et l’Ontario dérange à Ottawa. Cette disposition, aussi connue sous le nom de « clause dérogatoire » ou « clause nonobstant », permet aux gouvernements de déroger à certains articles de la Charte canadienne des droits et libertés, comme celui qui garantit la liberté de religion. Le gouvernement du Québec y a eu recours en 2019 lors de l’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État (loi 21) pour interdire le port de signes religieux aux employés de l’État en position d’autorité, y compris les enseignants. Cette loi est contestée devant les tribunaux.

Il y a également eu recours pour tenter de soustraire la loi 96 aux contestations judiciaires. Cette loi adoptée en 2022 fait du français la langue officielle et commune du Québec. Les tribunaux sont également appelés à trancher.

Le gouvernement de Doug Ford, en Ontario, voulait à son tour recourir à la disposition de dérogation l’automne dernier afin d’empêcher environ 50 000 travailleurs de soutien en éducation d’exercer leur droit de grève. Il a fait marche arrière deux semaines plus tard face au tollé soulevé par son initiative.

Usage préventif

« On est en train de banaliser la suspension des droits fondamentaux. C’est cela qui me préoccupe », avait déclaré Justin Trudeau lors d’une entrevue accordée à La Presse en janvier. Inquiet, le premier ministre envisage donc de faire un renvoi à la Cour suprême pour qu’elle se prononce sur cette délicate question.

Le chef bloquiste a défendu l’usage préventif de la disposition de dérogation. « Si elle n’est pas préventive, à quoi elle sert ? », a-t-il demandé jeudi.

La clause dérogatoire, c’est comme le vaccin contre la COVID. On prend le vaccin pour ne pas avoir la COVID, pas après qu’on l’a.

Yves-François Blanchet, chef du Bloc québécois

Il s’agit, selon lui, d’une façon de « prémunir » le Québec contre d’éventuelles décisions judiciaires qui l’empêcheraient d’appliquer certaines lois.

Une telle utilisation « préventive » de la disposition de dérogation diffère, par exemple, de celle qu’en avait faite Robert Bourassa dans la loi 178, en 1988. Son gouvernement l’avait alors invoquée afin de protéger la disposition de la Charte de la langue française qui empêchait l’affichage extérieur dans une autre langue que le français après que la Cour suprême eut déclaré celle-ci inconstitutionnelle.

« En invoquant de façon préemptive la clause dérogatoire, un gouvernement dit : “Je sais que je brime les droits fondamentaux des Canadiens, mais je procède tout de même” », a déclaré la députée libérale d’Outremont, Rachel Bendayan, lors du débat vendredi.

Le député conservateur ontarien John Brassard a accusé le premier ministre Justin Trudeau de vouloir créer une crise constitutionnelle au pays pour détourner l’attention « de ses échecs », tandis que le chef adjoint du Nouveau Parti démocratique, Alexandre Boulerice, n’a pas caché son malaise face à « un certain glissement » lorsque la disposition de dérogation est utilisée pour « s’attaquer au mouvement syndical ».

Avec la collaboration de Joël-Denis Bellavance, La Presse