À chaque anniversaire, à chaque campagne électorale, ça ne manque pas : peu importe l’inclinaison, les membres de la grande famille politique québécoise s’inspirent, chacun à leur façon, d’un morceau de l’héritage de René Lévesque. Pour les progressistes et les indépendantistes, l’inspiration est évidente. Mais qu’en est-il des autres étiquettes ?

Social-démocrate

« Ça ne m’étonne pas que des gens de toutes sortes de courants se réclament de René Lévesque », dit Martine Tremblay, sa directrice de cabinet au début des années 1980. Ancien ministre libéral, unificateur du mouvement indépendantiste, chef d’un gouvernement qui a enchaîné les réformes progressistes à toute allure, René Lévesque reste à ce jour le politicien le plus marquant dans l’esprit des Québécois de toutes les tendances politiques. Peut-être parce que, justement, il n’aimait pas les étiquettes. René Lévesque n’était certainement pas « de droite ». Mais était-il « de gauche » ? « Je ne l’ai jamais vraiment entendu se définir ainsi », réfléchit l’ancienne ministre Louise Beaudoin, qu’il avait nommée déléguée générale à Paris.

Lorsqu’elle l’accompagnait en voyage officiel en France dans les années 1980, leurs interlocuteurs l’identifiaient au socialisme, ou au gaullisme. « Je me souviens qu’à un moment, il a dit quelque chose comme : ‟Si vous voulez nous étiqueter, alors nous sommes des sociaux-démocrates” », dit-elle. « Mais il insistait aussi sur le pragmatisme. » L’ancien politicien Pierre Duchesne précise que Lévesque « était quelqu’un qui était respectueux du rythme de la population ». « Il était conscient que la société québécoise — on le voit encore aujourd’hui — est une société consensuelle qui n’aime pas la bousculade et qui avance lentement. »

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René Lévesque, au centre Paul-Sauvé, en 1967

Conservateur

Sans être « de droite », René Lévesque a quand même appliqué des mesures fiscales conservatrices quand il a fallu faire face à la crise économique de 1982. La plus controversée est certainement la réduction de 20 % de salaire imposée aux fonctionnaires de l’État en 1983. « Ça peut avoir l’air d’une décision antisyndicale qui peut plaire à des conservateurs », dit Mme Beaudoin. « Mais il l’a fait parce qu’il était pragmatique. Il considérait que l’intérêt collectif l’imposait. »

Lorsqu’il a fondé le Mouvement Souveraineté-Association, Lévesque « est allé chercher des gens de droite comme de gauche », rappelle Pierre Duchesne. Le Ralliement national (RN), « c’étaient des conservateurs, des gens de droite, mais des nationalistes », comme ses futurs ministres Marc-André Bédard et Jean Garon.

Sur le plan social, l’homme avait aussi des valeurs perçues comme conservatrices aujourd’hui, notamment sur la question de l’avortement. « Il a mis du temps avant d’accepter de parler de défense du droit à l’avortement », dit Martine Tremblay. « Mais c’est aussi son gouvernement qui a abandonné les poursuites contre le docteur Morgentaler et qui a ouvert les premières cliniques d’avortement thérapeutique. »

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Partisans du Mouvement Souveraineté-Association

Féministe

Louise Beaudoin ne peut s’empêcher d’éclater de rire. Féministe, René Lévesque ? Encore une fois, il faut se remettre dans le contexte de l’époque : un homme féministe, ça ne se disait pas. Les féministes, c’étaient Idola Saint-Jean, Thérèse Casgrain, Claire Kirkland-Casgrain, Madeleine Parent, Léa Roback, Simonne Monet-Chartrand…

Et surtout la ministre Lise Payette, qui a piloté l’importante réforme de l’assurance automobile, un modèle pour les jeunes femmes qui gravitaient à ce moment autour du cabinet, comme Pauline Marois et Louise Beaudoin. Celle-ci rappelle d’ailleurs que René Lévesque l’a nommée déléguée du Québec à Paris alors qu’elle n’avait pas 40 ans au début des années 1980. « M. Lévesque n’était peut-être pas nécessairement très en avance sur ces questions, mais au moins, il n’a pas résisté », dit Louise Beaudoin.

Martine Tremblay se souvient de l’avoir entendu condamner des propos sexistes. « Il voulait augmenter la présence des femmes dans les lieux de pouvoir, et ça l’agaçait beaucoup de voir avec quelles difficultés il fallait composer pour les recruter. »

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Lise Payette et René Lévesque au congrès national du Parti québécois, le 7 décembre 1979

Écologiste

Son gouvernement a créé le ministère de l’Environnement et le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE). Il a donné accès au territoire en abolissant les clubs privés de chasse et de pêche, et jeté les bases du réseau des parcs et réserves de la SEPAQ. Il s’est attaqué au fléau des pluies acides. René Lévesque était-il écologiste ? « Je pense qu’il était pro-environnement, mais à l’époque, ces questions n’avaient pas le degré d’urgence d’aujourd’hui », dit Martine Tremblay. « Il était très préoccupé par l’idée de ne pas nuire au développement économique. »

L’un de ses legs le plus précieux, en cette ère de réchauffement climatique, reste évidemment son pari dans l’hydroélectricité. « Un choix grandiose ! », s’exclame Pierre Duchesne. « Un don du ciel ! », ajoute Louise Beaudoin. « Il était certainement très conscient de cet avantage extraordinaire à tous les égards, dont l’avantage environnemental de l’hydroélectricité sur le pétrole, dit-elle. Mais de là à dire qu’il avait pris conscience, 50 ans à l’avance, du dérèglement climatique que l’on voit aujourd’hui… Non, je ne crois pas. »

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René Lévesque observant un barrage hydroélectrique, le 7 juillet 1962

Américain

René Lévesque aimait les États-Unis — c’est aux côtés de l’armée américaine qu’il a travaillé comme correspondant de guerre en 1944-1945. Peu après l’élection du Parti québécois en 1976, il s’est rendu à New York pour expliquer son programme de souveraineté à l’élite économique, alors que les Américains commémoraient le bicentenaire de leur propre révolution. « Je dois vous confier à quel point j’ai été frappé par la similitude que j’ai retrouvée entre le climat psychologique que l’on sent aujourd’hui au Québec et celui qu’ont décrit les nombreuses publications qui ont rappelé l’état d’esprit qui régnait ici, il y a deux siècles », raconte-t-il à son auditoire. « À cette époque, un grand nombre parmi les habitants des 13 colonies étaient loin d’être convaincus du bien-fondé du projet d’indépendance. »

Le parallèle n’est pas vraiment apprécié par la presse canadienne-anglaise… « On est aussi dans une période où les relations entre le Canada et les États-Unis ne sont pas très bonnes », rappelle l’auteur et politologue de l’Université Concordia Guy Lachapelle. « Il y avait un anti-américanisme au Canada anglais. » La politique américaine de l’époque, comme l’adoption de lois sur la protection des consommateurs, ou les problèmes de financement des partis politiques, inspirera également le chef du Parti québécois.