(Ottawa ) La montée de l’extrême droite aux États-Unis constitue une menace tout aussi importante à la sécurité nationale du Canada que les cyberattaques menées par les États voyous, l’ingérence étrangère, l’invasion brutale de l’Ukraine par la Russie et la rivalité entre les grandes puissances.

Le hic, c’est que le Canada est mal outillé pour affronter ces menaces qui se multiplient, affirment d’une même voix d’anciens responsables de la sécurité nationale du pays.

Dans un rapport percutant publié ce mardi1, ils appellent à un examen exhaustif de la politique du gouvernement canadien en matière de sécurité nationale. Un sérieux coup de barre s’impose pour naviguer dans les eaux agitées par des changements géopolitiques qui surviennent à une vitesse folle, selon ces anciens responsables, qui font partie d’un groupe de travail mis sur pied par l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa afin de produire ce rapport.

À ces menaces, il faut ajouter celles causées par les changements climatiques et les pandémies. Face à « un contexte de sécurité qui se détériore », des alliés faisant partie du Groupe des cinq (États-Unis, Grande-Bretagne, Australie, Nouvelle-Zélande et Canada) ont déjà actualisé leurs politiques, adopté de nouveaux outils, réformé leurs institutions et créé de nouvelles alliances, tout en y consacrant les ressources nécessaires.

Il est impératif que le Canada en fasse autant, souligne-t-on dans le rapport d’une quarantaine de pages obtenu par La Presse. Le plus récent examen de la politique canadienne de sécurité nationale remonte à 2004. Selon eux, nul besoin d’injecter de nouvelles sommes importantes pour mener à bien un tel exercice. Le gouvernement Trudeau pourrait y arriver en maximisant les outils qui sont déjà à sa disposition et en favorisant une meilleure collaboration avec les principaux alliés du Canada.

« La notion de sécurité nationale est rarement prise au sérieux. Nous nous contentons de nous abriter derrière le bouclier de protection américain, ce qui nous a poussés à la complaisance et à négliger notre sécurité nationale », notent avec inquiétude ces experts qui ont occupé des postes dans les plus hautes sphères décisionnelles de la sécurité nationale au pays.

Le Canada n’est pas prêt à se défendre dans ce nouvel ordre mondial. La refonte de notre sécurité nationale est pressante. […] Les piliers sur lesquels nous avons compté dans le passé pour assurer notre protection et notre prospérité ne remplissent plus ce rôle. L’ordre mondial fondé sur des règles est grandement fragilisé.

Extrait du rapport publié ce mardi

Ces experts incluent d’anciens directeurs du Service canadien du renseignement de sécurité (Ward Elcock et Richard Fadden), d’anciens conseillers à la sécurité nationale auprès du premier ministre (Daniel Jean, Margaret Bloodworth et Roland Paris), d’anciens sous-ministres à la Défense ou aux Affaires mondiales (Vincent Rigby, Kerry Buck et John McNee) et d’autres mandarins influents (Morris Rosenberg, Nada Semaan, Masud Husain et Margaret McCuaig-Johnston).

Thomas Juneau, expert en sécurité nationale qui a aussi travaillé au ministère de la Défense nationale en tant qu’agent de politique et qui est aujourd’hui professeur agrégé à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa, a dirigé le projet de concert avec Vincent Rigby, tandis que l’ancienne journaliste à The Economist Madelaine Drohan a participé à la rédaction du rapport.

Recommandations

En plus de brosser un portrait de la situation, les experts proposent une soixantaine de recommandations qui pourraient guider le pays en cette période trouble.

Entre autres choses, ils proposent un meilleur partage de renseignements entre les agences de renseignements et les divers ministères fédéraux ainsi que des partenaires à l’extérieur d’Ottawa comme les provinces, le secteur privé et le milieu universitaire, entre autres.

Ils recommandent aussi une plus grande présence en Arctique, une révision de la politique de sécurité nationale au moins tous les cinq ans et la création d’un comité du cabinet voué à la sécurité nationale et présidé par le premier ministre, comme c’est le cas en Grande-Bretagne, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Les chefs des partis de l’opposition devraient être informés régulièrement des enjeux liés à la sécurité nationale.

Ils estiment aussi essentiel que les agences de sécurité fassent preuve de plus de transparence et d’une plus grande présence sur les réseaux sociaux. « La situation montre bien la nécessité d’une plus grande transparence et d’une meilleure compréhension de la sécurité nationale par le public. »

Il ne suffit pas qu’un groupe de ministres et leurs ministères et organismes travaillent à huis clos ; la population doit aussi être informée et consultée. Le gouvernement doit démontrer davantage d’ouverture afin que les Canadiens saisissent mieux le contexte de la menace.

Extrait du rapport publié ce mardi

Ils définissent comme une menace à la sécurité nationale du Canada toute situation « qui met en péril la population canadienne, ses valeurs et institutions démocratiques, son économie, sa société et sa souveraineté ».

Régimes autoritaires

Selon eux, l’ordre mondial est fragilisé non seulement par les velléités expansionnistes de la Russie, mais encore par l’ascension de la Chine sur les plans politique, économique, militaire et technologique au cours des 30 dernières années. Ce sont aussi des régimes autoritaires qui ont recours à la désinformation pour miner les démocraties libérales.

« Avec leur ingérence étrangère, leurs activités de désinformation, d’espionnage et de diplomatie des otages et leurs cyberattaques, la Chine et la Russie demeureront une menace importante pour le Canada. Leurs actions menacent directement aussi bien les institutions gouvernementales que la population, les entreprises, les universités et les centres de recherche. Les gouvernements russe et chinois cognent à nos portes par l’intimidation de citoyens exilés au Canada pour échapper à la tyrannie », écrivent-ils.

Mais ils soulignent que la menace vient aussi de l’intérieur, comme l’a démontré le convoi des camionneurs qui a paralysé le centre-ville d’Ottawa pendant trois semaines et les barricades à des postes frontaliers névralgiques. Les liens entre les extrémistes de droite du Canada et des États-Unis sont devenus évidents, sans compter l’appui sans équivoque de politiciens et de médias conservateurs américains, comme Fox News. « Cette situation ne constituait certainement pas une forme conventionnelle d’ingérence étrangère, puisqu’elle ne découlait pas des actions d’un gouvernement étranger, mais elle représentait assurément une plus grande menace à la démocratie canadienne que toute action posée par un pays autre que les États-Unis », notent les experts.

Ils avancent que cette menace représente un défi de taille pour nos organismes de sécurité nationale et de renseignement étant donné qu’elle provient des États-Unis, qui sont la plus grande source de renseignements pour le Canada.

1. Consultez le rapport