(Québec ) Cela aurait pu rester un scandale sans répercussions, une de ces histoires où l’on retrouve le cocktail prévisible de politique, de favoritisme et de cupidité. Un psychodrame comme on en voit à chaque session parlementaire. Mais les ingrédients étaient réunis pour qu’il en soit tout autrement.

Il y a 20 ans, en mai 2002, la vérificatrice générale du Canada, Sheila Fraser, entamait son enquête sur ce qui allait devenir le « scandale des commandites », première étape d’une réaction en chaîne qui allait pendant des années bouleverser la scène politique fédérale.

Mme Fraser remettra un rapport accablant au gouvernement Chrétien en novembre 2003. Mais comme il se préparait à quitter son poste, Jean Chrétien avait prorogé la session parlementaire. Le rapport ne pourra être déposé et rendu public qu’en février 2004. Paul Martin, le successeur, est celui qui aura à rendre des comptes, ce qui lui causera un tort irréparable. Il confiera au juge John Gomery le mandat de mettre en lumière le stratagème des commandites.

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Paul Martin en 2004

En novembre 2005, le juge, aujourd’hui décédé, concluait à l’existence d’un réseau partisan, à la connaissance du premier ministre Chrétien. Mais le blâme de la commission fut de courte durée. Le tribunal statua que M. Chrétien ne méritait pas d’être montré du doigt.

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Jean Chrétien lors de son témoignage devant la commission Gomery, en 2005

Les enquêtes de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), elles, eurent des conséquences. Les propriétaires d’agences de publicité Jean Brault, Jean Lafleur et Paul Coffin furent condamnés. Charles Chuck Guité, un sous-ministre adjoint aux Travaux publics, personnage pivot dans la distribution des contrats, a écopé de 30 mois de prison. Ami de longue date de Jean Chrétien, Jacques Corriveau est reconnu coupable d’avoir détourné 5 millions de dollars. Il écopera de quatre ans de prison en janvier 2017, mais il décédera avant la fin de son appel.

  • Jean Brault

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    Jean Brault

  • Jean Lafleur

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    Jean Lafleur

  • Charles Chuck Guité

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    Charles Chuck Guité

  • Jacques Corriveau en 2016

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    Jacques Corriveau en 2016

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Le stratagème dont profitaient grassement des firmes de communications essentiellement québécoises existait bel et bien. Après le résultat très serré du référendum de 1995, le gouvernement Chrétien avait subi un électrochoc. Tout paraissait justifié pour accroître la visibilité du gouvernement fédéral au Québec. Sheila Fraser estimait qu’une centaine de millions de dollars sur les 250 alloués au programme des commandites de 1997 à 2002 avaient été détournés par ces boîtes de communications, et en partie redirigés vers la caisse électorale du PLC. Presque tout l’argent atterrissait au Québec, distribué sans critères objectifs.

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Sheila Fraser, vérificatrice générale du Canada, en 2004

« Il nous a été impossible dans la plupart des cas de déterminer pourquoi un évènement avait été choisi pour être commandité, de quelle manière avait été établie la hauteur de la commandite ou la visibilité fédérale qu’elle permettait d’obtenir », de conclure la vérificatrice.

Le Bloc ressuscite

Avant l’apparition du scandale des commandites, le Bloc québécois paraissait en sursis. « Martin avait 60 % d’appuis dans les sondages au Québec, on était à 20. En entrevue, un animateur télé m’avait même lancé qu’il me voyait pour la dernière fois ! », se souvient Gilles Duceppe, alors chef du Bloc. Or, le tiers parti profitera énormément de la disgrâce des libéraux. Son slogan de 2004 évoquait le scandale : « Le Bloc, un parti propre au Québec ».

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Gilles Duceppe en point de presse lors de la campagne électorale de 2004

De 38 députés en 2000, il en obtiendra 54 aux élections de 2004, et presque autant en 2006. « On a posé pas moins de 400 questions sur les commandites aux Communes », de résumer Duceppe, en entrevue récemment. Une source au Bloc à l’époque relève que dès l’automne 2000, soit deux ans plus tôt, la « plateforme électorale relevait que le Groupe Everest, Groupaction et Lafleur Communications avaient tous reçu des contrats de plusieurs millions […] par le programme initiatives de commandites ». Ces mêmes firmes avaient contribué des dizaines de milliers de dollars à la caisse électorale du PLC.

Une recherchiste du Bloc québécois connaissait une fonctionnaire proche du dossier aux Travaux publics. On mettra cette dernière en contact avec un journaliste du Globe and Mail, elle deviendra MaChouette, une lanceuse d’alerte qui est toujours restée anonyme.

Elle sera au cœur d’une série de reportages percutants publiés par Daniel Leblanc et son collègue Campbell Clark. Le titre de l’ouvrage de Leblanc sur cette période rappelle cette collaboration fructueuse : Nom de code : MaChouette.

Juste avant que le gouvernement Chrétien ne commande d’enquêter à la vérificatrice, le ministre des Travaux publics, Alfonso Gagliano, avait été destitué et nommé ambassadeur au Danemark. Il sera congédié et rapatrié dès le dépôt du rapport Fraser en février 2004. Mais pour un ancien collaborateur qui souhaite rester anonyme, Gagliano ne savait pas tout ce qui se tramait. Jean Pelletier, ex-chef de cabinet de Chrétien, Jacques Corriveau et Chuck Guité formaient un comité serré qui décidait de l’essentiel. Dès 2000, Gagliano avait demandé une vérification interne, insiste-t-on.

  • Jean Pelletier, ex-chef de cabinet de Jean Chrétien, en 2005

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    Jean Pelletier, ex-chef de cabinet de Jean Chrétien, en 2005

  • Alfonso Gagliano en 2005

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    Alfonso Gagliano en 2005

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La conclusion était que Groupaction et Groupe Everest empochaient chacun plus du quart des contrats, contrairement aux règles fédérales. En outre, certaines agences se faisaient payer en surplus des services qui avaient déjà été rémunérés. Le Globe révèlera une longue liste de mandats aussi futiles que coûteux confiés à des agences montréalaises dans le but de mousser la visibilité du gouvernement fédéral au Québec.

La guerre des clans

Un contrat illustrera l’incurie qui régnait. La machine fédérale ne trouvait pas trace d’un rapport pour lequel Groupaction avait reçu 550 000 $. La même firme dirigée par Jean Brault avait déjà obtenu un autre contrat, l’année précédente, pour 575 000 $, essentiellement une liste courant sur 122 pages d’évènements qu’Ottawa pourrait vouloir commanditer. En mars 2002, subitement, le gouvernement déposa le rapport si recherché aux Communes.

En quelques heures, Joël-Denis Bellavance, de La Presse, découvrit qu’il s’agissait en fait d’une copie du rapport précédent ; même les coquilles avaient été photocopiées. Serge Chapleau résuma l’arnaque dans une caricature, une parodie de publicité : « La photocopieuse de Groupaction : trois fois plus rentable ! »

IMAGE ARCHIVES LA PRESSE

Caricature de Serge Chapleau publiée le 22 mars 2002

Encore émue, après 20 ans, une source proche des agences à l’époque souligne que le scandale a fait bien des victimes collatérales. Fermer Groupaction, par exemple, envoyait 40 personnes au chômage, définitivement marquées, certaines en grande détresse.

Politologue à Concordia, Guy Lachapelle souligne que pour comprendre cette période, il faut aussi se rappeler la guerre fratricide que se menaient Jean Chrétien et Paul Martin. Chrétien avait laissé entendre qu’il quitterait avant les élections de 2000. Or, il décida de rester en selle. Cela déclencha une guerre sans merci entre les deux clans. Au Bloc québécois, on rappelle volontiers que les informations embarrassantes sur l’Auberge Grand-Mère, le « Shawinigate », leur venaient du clan Martin !

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Jean Chrétien durant la campagne électorale de novembre 2000

Dans ses interventions publiques comme dans son autobiographie Passion politique, Jean Chrétien minimise l’importance d’un « scandale des commandites qui avait plus à voir avec la politique partisane et la guerre des journaux qu’avec l’intérêt public ». Clairement, selon lui, on aura exagéré l’importance de ces faux pas. Aussi soutient-il qu’il serait resté à la barre du gouvernement suffisamment longtemps pour avoir à répondre aux questions aux Communes, si Paul Martin le lui avait demandé directement.

Paul Martin aura sûrement contribué à dramatiser la situation. C’est lui qui parlera de « l’argent sale » venu des firmes contributrices. Il fera même une tournée pancanadienne pour crier son indignation. Dans ses mémoires, Contre vents et marées, il s’explique. « Certains de mes critiques dirent qu’en montrant à quel point j’étais écœuré par les révélations du rapport de la vérificatrice, j’avais contribué à donner plus d’importance à l’affaire et condamné mon parti à la défaite. Comprenons-nous bien, ce sont les méfaits révélés d’abord par la vérificatrice générale puis par la commission Gomery qui ont nui au parti. » Son lieutenant, le regretté Jean Lapierre, ajoutait volontiers sa pierre en soutenant, par exemple, que les nouveaux maîtres à Ottawa avaient trouvé « un poisson pourri » dans le frigo de l’administration précédente.

Politologue à l’UQAM, Anne-Marie Gingras observe que ce scandale « a eu un effet significatif ».

Il a changé le rapport de force entre les partis, il y a eu reconfiguration à partir de ce moment. En 2004, Paul Martin n’a obtenu qu’un mandat minoritaire. Par la suite, les libéraux n’ont pas eu de succès pendant dix ans.

Anne-Marie Gingras, politologue à l’UQAM

« Ce n’est qu’en 2015, avec une autre génération de politiciens, que Justin Trudeau a été élu », rappelle Mme Gingras.

Élu minoritaire en 2006, Stephen Harper sent le besoin de donner un coup de barre. « Il a adopté la loi sur la responsabilité, on voit arriver un commissaire à l’éthique, un sur l’intégrité du secteur public en 2007. Le Directeur parlementaire du budget est créé à la même époque. Il y avait un intérêt pour la transparence, ce qui est un peu paradoxal si on se souvient de la tendance au secret de M. Harper », observe Mme Gingras. Elle continue encore aujourd’hui de parler des « commandites » dans ses cours. Elle confie avoir été « stupéfaite » de constater la réception des étudiants : « Seulement trois ans après le scandale, les étudiants me regardaient comme si j’étais une extraterrestre. »