(Québec) Sans tambour ni trompette, le gouvernement Legault redessine l’avenir de l’agriculture au Québec avec une mesure enfouie dans un projet de loi sur la réduction du fardeau administratif. L’opération provoque un choc frontal entre les petits cultivateurs et l’Union des producteurs agricoles.

Québec veut « favoriser le morcellement » des terres agricoles pour soutenir le développement des petites fermes avec l’appui des cultivateurs bios. Il se bute toutefois à la puissante Union des producteurs agricoles (UPA), qui craint un étalement urbain caché avec la multiplication de « maisons-manoirs » appartenant à des gens de la ville à la recherche de résidences secondaires.

« Les petits projets à échelle humaine sont fondamentaux pour l’avenir de l’agriculture. Ils doivent faire cette réforme », lance à La Presse Gaspar Lépine, de l’Union paysanne, organisme qui défend l’agriculture écologique. M. Lépine exploite la coopérative agricole du Trécarré à Carleton-sur-Mer, qui occupe une terre de moins de quatre hectares. C’est une superficie 28 fois inférieure aux 113 hectares de la ferme québécoise moyenne.

L’agriculteur et auteur Jean-Martin Fortier, qui travaille une terre de moins d’un hectare depuis 2004 avec un chiffre d’affaires annuel « au-delà » de 200 000 $, défend le même modèle. Il a publié en 2011 un ouvrage à succès sur ses méthodes et techniques pour « rentabiliser de petites surfaces maraîchères » et appuie la démarche du gouvernement.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-Martin Fortier, agriculteur et auteur

Mon constat est que [la Commission de protection du territoire agricole (CPTAQ)] freine le développement d’une nouvelle agriculture.

Jean-Martin Fortier, agriculteur et auteur, en commission parlementaire

La Fédération québécoise des municipalités est d’accord. Son vice-président, Yvon Soucy, voit dans cette mesure une façon de revitaliser des villages. « Autrefois, dans un rang, on avait sept ou huit fermes, et donc sept ou huit familles. Avec la consolidation du secteur, maintenant on a tout juste une famille par rang », déplore le préfet sortant de la MRC de Kamouraska.

Aider les villages

Le principe défendu est le suivant : la relève agricole n’a pas les reins assez solides pour acheter des fermes de plusieurs millions, et la culture maraîchère sur une plus petite superficie nécessite moins d’outillage. Son avantage : elle génère plus de profits par hectare que les grandes cultures. « Les agriculteurs de demain, ce sont des entrepreneurs, pas des opérateurs de machinerie », dit M. Fortier.

Le modèle que proposent l’Union paysanne et M. Fortier repose sur une petite production, vendue à proximité, dans un marché ou en panier livré directement au consommateur.

Mais ces cultivateurs de la relève doivent se trouver une terre, et pour en acheter une à une ferme voisine, ils doivent obtenir l’autorisation de la CPTAQ. La plupart du temps, elle refuse pour protéger la vocation agricole du territoire. Avec son projet de loi, Québec veut changer la donne.

Il peut sembler étonnant pour la CAQ d’appuyer ce modèle. Le soutien aux « fermettes biologiques » est pourtant une proposition ayant été soulevée lors du conseil général de la CAQ qui avait lieu en fin de semaine. Le député de Saint-Jérôme, Youri Chassin, un ancien de l’Institut économique de Montréal, a salué M. Fortier, un « magnifique énergumène ». « Votre histoire est porteuse et c’est exactement ce qu’on cherche à faire », a-t-il lancé au cultivateur lors de son passage virtuel à l’Assemblée nationale.

« Maisons-manoirs »

L’UPA est beaucoup plus critique. Le monopole syndical ne s’oppose pas à ce modèle d’affaires, mais estime que le gouvernement Legault ouvre la porte à la « spéculation » immobilière.

L’enjeu du morcellement, c’est […] la multiplication de résidences en zone agricole, c’est de l’étalement urbain diffus.

Ghalia Chahine, coordonnatrice en environnement de l’UPA s’adressant aux parlementaires

En effet, les trois quarts des microentreprises agricoles ne sont plus en activité après neuf ans, souligne l’UPA. Et lorsque les terres sont revendues, « ce sont des maisons-manoirs qui s’installent », dit Martin Caron, son premier vice-président. En 2019, les terres agricoles valaient près de 25 000 $ l’hectare, dit l’UPA, mais avec ces « maisons-manoirs », leur valeur peut exploser à 350 000 $ l’hectare.

L’UPA s’appuie sur un rapport de la CPTAQ de 2017. Une analyse territoriale dans trois régions montrait qu’il existait déjà 4400 terres de moins de dix hectares qui n’étaient pas utilisées pour faire de l’agriculture, soit près de 75 % des petites terres de ces régions. Conclusion : « il est démontré que plus les terres sont petites, moins elles sont utilisées par des fermes ».

Pour soutenir les petits agriculteurs sans changer la mission de la Commission, l’UPA suggère plutôt des modèles d’« incubateurs » ou bien la location de terre à long terme, par exemple. Mais elle rejette complètement la mesure proposée par le gouvernement.

« Alarmisme »

Jean-Martin Fortier, lui, ne veut pas renoncer à la propriété. « Il faut que tout ça soit bien mis en place pour qu’on ne crée pas un système féodal où les gens sont en location par défaut parce qu’une loi qui devrait protéger le monde agricole va [en fait] protéger les propriétaires terriens », dit-il.

Il est « consterné » par la sortie de l’UPA. Un sentiment partagé par l’Union paysanne, qui dénonce son « alarmisme ». « Ils ne font pas confiance à leurs propres membres qui veulent vendre une partie de leur terre pour aider la relève », dénonce Gaspard Lépine.

Étonnamment, ce n’est pas le ministre de l’Agriculture, André Lamontagne, qui porte le dossier, mais plutôt la ministre déléguée à l’Économie, Lucie Lecours. En entrevue avec La Presse, elle affirme vouloir trouver un « équilibre entre l’activité agricole qu’on a connue dans le passé et l’essor d’un nouveau modèle économique ». « Les plus jeunes, ou même les plus vieux qui décident de changer de vie et de s’en aller dans un milieu agricole, avec ce qu’on propose, ils vont pouvoir […] tenter leur expérience sur un plus petit lot », a-t-elle expliqué.