(Ottawa ) Alors que l’affaire WE Charity prenait de l’ampleur et que les partis de l’opposition réclamaient à cor et à cri la démission du premier ministre Justin Trudeau et de son ministre des Finances Bill Morneau, cet été, les stratèges libéraux se creusaient les méninges pour trouver un moyen de leur clore le bec.

Encaisser les coups sans riposter n’était pas envisageable, même en temps de pandémie. D’autant que l’affaire WE Charity (UNIS en français) risquait d’anéantir tout le « capital politique » que le gouvernement Trudeau avait réussi à accumuler depuis le printemps en raison de sa gestion de la crise sanitaire et de la crise économique provoquées par la COVID-19.

« Il faut mettre les partis de l’opposition au défi de provoquer des élections. S’ils le font, ils vont payer un prix politique. S’ils ne le font pas, on va finalement pouvoir passer à autre chose », confiait à La Presse un stratège libéral dès la semaine dernière.

Justin Trudeau a finalement dévoilé sa carte maîtresse mardi, après deux semaines de vacances au paisible lac Mousseau (Harrington Lake), en Outaouais, où se trouve la résidence d’été du premier ministre.

En septembre, il mettra en jeu la survie de son gouvernement minoritaire en présentant un nouveau discours du Trône qui donnera aux Canadiens les grandes lignes d’un ambitieux plan de relance économique post-COVID-19.

PHOTO PATRICK DOYLE, REUTERS

Mardi, dans la foulée de la démission du ministre des Finances Bill Morneau, le premier ministre Justin Trudeau a annoncé que Chrystia Freeland allait devenir la première femme de l’histoire du pays à prendre la tête de ce prestigieux ministère.

« Non, je ne veux pas d’élections », a lancé le premier ministre en conférence de presse dans le foyer des Communes, mardi, après avoir nommé une femme, Chrystia Freeland, à la tête du prestigieux ministère des Finances pour la première fois de l’histoire du pays. « Le Parlement aura donc sa chance de se prononcer là-dessus [sur le discours du Trône]. »

J’espère que les députés vont comprendre que ce que les Canadiens veulent maintenant, c’est que tous les différents partis et tous les différents [ordres] de gouvernement travaillent ensemble pour répondre à cette crise historique.

Justin Trudeau

S’il gagne son pari, le premier ministre pourra se vanter que son gouvernement a survécu au test ultime. Il pourra aussi répliquer à ses détracteurs qu’il est maintenant temps de tourner la page sur le scandale WE Charity et de se concentrer sur les vraies affaires qui préoccupent les gens ordinaires, comme l’économie, les emplois, l’accès à des services de garde et la sécurité des enfants qui font un retour sur les bancs d’école.

Profonde réflexion

Cette bravade du premier ministre force le Parti conservateur, le Bloc québécois et le NPD à mener une profonde réflexion. Doit-on provoquer la défaite du gouvernement Trudeau et forcer la tenue d’élections générales dès septembre, alors qu’un discours du Trône demeure l’expression de vagues intentions ? Doit-on attendre la présentation d’un budget en bonne et due forme par la nouvelle ministre des Finances pour sanctionner un gouvernement qui accumule les déficits sans rougir depuis son arrivée au pouvoir en 2015 et qui prévoit pour l’exercice financier en cours un manque à gagner de 343 milliards de dollars ?

Ou doit-on faire preuve de plus de patience et attendre que le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, Mario Dion, qui mène une enquête sur une possible violation du code d’éthique par Justin Trudeau et Bill Morneau relativement à l’affaire WE Charity, rende son verdict au début de 2021 ?

Chose certaine, la décision du premier ministre vient de couper l’herbe sous le pied du Bloc québécois, qui comptait déposer une motion de censure en octobre s’il n’obtenait pas les démissions de Justin Trudeau, de sa cheffe de cabinet Katie Telford et de Bill Morneau.

Pour forcer la tenue d’élections générales, les trois principaux partis qui occupent les banquettes de l’opposition doivent unir leurs forces. Forcément, ils doivent conclure qu’il est dans leur intérêt respectif de convoquer les électeurs aux urnes.

Des trois partis, tout indique que le NPD sera prêt à monnayer chèrement son appui pour éviter aux libéraux une défaite aux Communes cet automne. D’autant que les coffres du NPD pour mener une solide campagne électorale sont dégarnis. Déjà, le chef néo-démocrate Jagmeet Singh a demandé la semaine dernière des investissements fédéraux de 12 milliards pour créer de nouvelles places en garderie. Et la liste des demandes risque d’être longue et coûteuse. Si le NPD force le gouvernement Trudeau à revoir ses priorités budgétaires, il espère reprendre des appuis sur son flanc gauche que les libéraux lui ont soutirés en 2015 et 2019.

« Sommes-nous prêts à forcer des élections, cet automne ? Ce n’est pas notre premier choix. On préfère attendre que le commissaire à l’éthique dépose son rapport avant de se poser cette question. Dans l’intervalle, on veut aller chercher le maximum pour les gens qui sont dans le besoin », indique-t-on dans les rangs néo-démocrates.

Comme en 2005 ?

Cette stratégie rappelle celle adoptée par Jack Layton au printemps 2005. Alors que le Parti conservateur et le Bloc québécois tentaient de renverser le gouvernement minoritaire libéral de Paul Martin, sur la défensive à cause du scandale des commandites, le NPD a forcé le ministre des Finances de l’époque, Ralph Goodale, à réécrire son budget. Les troupes de Jack Layton ont alors arraché des investissements supplémentaires de 4,6 milliards sur deux ans pour le logement abordable, l’éducation postsecondaire et l’environnement, entre autres. À l’époque, Ottawa nageait dans les surplus.

À environ un mois de la reprise des travaux parlementaires du 23 septembre, et 24 heures après la décision de Justin Trudeau de proroger le Parlement, d’autres indices apparaissent dans le ciel politique.

Le Bloc québécois a tempéré quelque peu son ton guerrier après l’annonce de la prorogation. « Si le but de la prorogation annoncée par le premier ministre est d’abord de mettre le couvercle sur le scandale WE Charity, ça ne marchera pas », a notamment avancé le chef bloquiste Yves-François Blanchet.

Si sa volonté est réellement de mettre en place un plan de gestion et de sortie de crise qui correspond aux besoins des Québécois, le Bloc québécois sera à l’écoute.

Yves-François Blanchet, chef du Bloc québécois

Interrogé mercredi pour savoir si son parti est prêt à voter contre le discours du Trône, quitte à provoquer des élections, le député conservateur Pierre Poilievre, reconnu pour son mordant, s’est montré prudent. « Justin Trudeau aimerait très, très bien avoir une élection avant que la vérité ne soit connue [dans l’affaire WE Charity]. Nous, les conservateurs, nous voulons que les Canadiens sachent la vérité avant de voter. Quand est-ce que la vérité sera disponible pour tout le monde ? On ne le sait pas parce que le premier ministre a prorogé le Parlement et empêché les enquêtes des comités parlementaires. Mais on va continuer jusqu’à la fin pour que les Canadiens sachent la vérité. Et après cela, les Canadiens vont pouvoir rendre leur décision », a-t-il dit.

En 2005, les trois partis de l'opposition ont attendu le dépôt du rapport du juge John Gomery sur le scandale des commandites pour finalement forcer la tenue des élections. Ce scénario est en voie de se répéter. Tout indique en effet qu’ils attendront que le commissaire à l’éthique Mario Dion dépose son rapport d’enquête sur Justin Trudeau au début de 2021 avant de forcer la note.

Dans le cas du premier ministre, il pourrait être blâmé pour la troisième fois en cinq ans pour avoir violé le code d’éthique. Three strikes and you are out, dit-on au baseball. Ce slogan, le Parti conservateur, le Bloc québécois et le NPD vont indubitablement le reprendre à leur compte au printemps.