L’histoire est vraie, mais je tais les noms. Elle se déroule assez récemment.

Une députée marche dans un corridor de l’Assemblée nationale. Elle croise un autre élu.

« Ils sont beaux, ton chandail ! »

Elle le traite d’imbécile. Il trouve cela drôle.

PHOTO TIRÉE DE LA COLLECTION DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE

L’Assemblée nationale est un aquarium. Un petit monde fermé sur lui-même, écrit notre chroniqueur.

Je précise seulement que l’anecdote n’implique pas le député Harold LeBel ou sa victime alléguée. Je le dis pour ne pas alimenter la machine à rumeurs — l’anonymat de la plaignante doit être respecté.

M. LeBel aura son procès, et cette chronique ne porte pas sur lui.

Je veux parler de façon plus générale de tous les autres cas, impliquant à la fois des députés et des employés politiques. Je veux parler de la culture machiste en politique. De ses différentes manifestations, qui vont de la maladresse au crime.

L’Assemblée nationale est un aquarium. Un petit monde fermé sur lui-même.

Les élus sont loin de chez eux et de leur famille. Ils dorment à l’hôtel ou dans un petit appart proche du travail. Les journées commencent tôt et finissent tard.

Il n’est pas rare de sortir du parlement un mardi ou un mercredi soir à 21 h, encore sur l’adrénaline, avec un besoin de décompresser. La Grande Allée est proche, avec ses nombreux bars.

Même à l’Assemblée, les partis ont leur propre bar, le salon des députés, géré par le whip. Ils s’y réunissent pour prendre un verre, particulièrement lors du travail intensif en fin de session. Lors des caucus, ils se retrouvent au bar de l’hôtel.

Le pouvoir est partout. Les gens peuvent en même temps être collègues, rivaux, supérieurs ou subalternes. C’est aussi un monde d’ambitions et d’ego. Cela complique les relations.

Je suis arrivé à l’Assemblée nationale en 2010. On m’a raconté les histoires d’une autre époque.

Celle d’un ministre qui appelait, insistant, à la chambre d’hôtel d’une journaliste. Ou celles des caucus, où on se surprenait le matin à voir quel élu sortait d’une autre chambre que la sienne.

La politique n’est plus ce qu’elle était, dit-on.

Je ne sais pas si c’est encore une culture malade. Mais à tout le moins, elle prend du temps à guérir.

Depuis mes débuts dans le métier, j’ai entendu un ministre qui exigeait que son attachée de presse porte des talons hauts. J’ai vu un ministre inviter, en pleine mêlée de presse, une jeune reporter à « prendre un p’tit verre ». J’ai aussi vu une personne élargir les doigts à une dizaine de mètres d’une ministre qui passait dans le corridor, pour mesurer la largeur de ses fesses.

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Tout cela était censé changer.

En 2015, l’Assemblée nationale a adopté une politique contre le harcèlement. Trois ans plus tard, elle a été suivie par une vaste campagne de sensibilisation. Les affiches étaient placardées partout au parlement.

Les scandales ont aussi commencé à éclater depuis quelques années.

En 2016, une femme — qui ne travaillait pas en politique — s’est plainte d’avoir été agressée par le député libéral Gerry Sklavounos. La police n’a pas déposé d’accusation. Dans les mois qui ont suivi, d’autres femmes se sont manifestées. Y compris une jeune militante qui raconte avoir été embrassée contre son gré par le député. Elle avait alors 15 ans.

D’autres femmes ont dénoncé ses écarts de conduite.

Quand ce genre de cas arrive, on appelle nos amies des cabinets politiques. On leur demande si elles savaient. Elles soupirent. Bien sûr qu’elles s’en doutaient. Elles en parlaient depuis longtemps entre elles, pour se protéger. Pour savoir avec qui ne pas se retrouver seules.

D’autres histoires ont suivi. En juin 2017, le ministre Pierre Paradis était visé par une plainte d’agression sexuelle par une employée politique — lui non plus n’a finalement pas été accusé.

La même année, le député libéral Yves St-Denis était éjecté du caucus après avoir envoyé une photo pornographique non sollicitée à une collègue. Par la suite, il a été reconnu coupable d’agression sexuelle sur une conseillère municipale des Laurentides.

Puis, en mai dernier, une politicienne belge a dit avoir subi des attouchements de l’ex-président de l’Assemblée nationale Jacques Chagnon, lors d’une mission à Québec en 2011. Ce dernier nie.

L’Assemblée a mandaté une firme externe pour évaluer le traitement des plaintes.

On pourrait conclure que les victimes ont moins peur de parler et que les dérapages sont moins tolérés. Mais on peut aussi y voir la preuve que les mœurs tardent à s’assainir…

En octobre 2018, l’arrivée d’une nouvelle cohorte de députés et députées a permis un petit changement d’air. Mais il ne faudrait pas croire pour autant que tout est réglé.

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La nature humaine ne change pas, mais on peut la domestiquer. Sauf que l’alcool réveille parfois la bête.

Mardi, les partis m’assuraient qu’ils géraient autrement le salon des députés. On ne les laisse plus enfiler trop de verres. Cela améliore d’ailleurs le travail en commission parlementaire en soirée…

Pour ma part, les bars m’ont aidé dans mon boulot. Après deux ou trois verres, on apprend à mieux connaître un employé politique. Les langues se délient. Mais pour une femme, c’est différent.

On lui demandera si elle veut séduire pour obtenir un scoop. Je le sais parce que c’est arrivé. Cela a causé des ennuis à la personne. Elle s’est sentie humiliée. Elle a coupé les ponts avec sa source.

Je termine avec un autre exemple, public et récent.

La semaine dernière, la députée Émilise Lessard-Therrien a posé une question en chambre au ministre des Forêts, Pierre Dufour. Du haut de sa condescendance, il lui a répondu : « Y’a pas de trouble avec ça, jeune dame. »

Pourtant, il n’a jamais été appelé « vieil homme »…

Bien sûr, ce n’est qu’une simple anecdote de sexisme ordinaire, qui n’a rien à voir avec le harcèlement et les agressions. Mais elle prouve que dans cette bulle de pouvoir, il y a encore un sexe moins égal que l’autre.

On se doute que lorsque les caméras partent et que les portes se ferment, c’est pire.