Geneviève Dulude-De Celles a remporté un Ours de cristal pour son long métrage Une colonie, à la Berlinale. Sandrine Brodeur-Desrosiers en a récolté un pour son court métrage Juste moi et toi. Elles sont nos personnalités de la semaine.

Souvent, j'aimerais que les interviews que m'accordent les personnalités de la semaine soient enregistrées pour être baladodiffusées. J'aimerais que vous puissiez les entendre de vive voix raconter leurs aventures et mésaventures, que vous puissiez entendre leurs rires, leur sincérité, leur humilité malgré leurs succès. Cette semaine, c'était plus vrai que jamais. 

Nos deux personnalités de la semaine, Geneviève Dulude-De Celles, 32 ans, et Sandrine Brodeur-Desrosiers, 31 ans, qui, par un heureux concours de circonstances, ont gagné des Ours au Festival international du film de Berlin en même temps, sont des amies dans la vie. Leurs échanges dans notre studio furent riches, vrais, lucides, chaleureux.

Elles ont parlé de la précarité de leur profession, réalisatrice de cinéma, des femmes qui sont cruciales dans leur vie, leurs productrices notamment. Nous avons discuté de leur rêve d'avoir des enfants un jour, même si leur métier rend un tel projet difficile. Elles ont parlé de la complexité, de la difficulté d'avoir du financement pour leurs films, de féminisme, de la représentation trop souvent stéréotypée des genres au cinéma. « On est tellement tannées », lance Sandrine. « Pourquoi, dès qu'il y a un personnage féminin, ça prend toujours la maudite "tension amoureuse" », poursuit Geneviève. Elles ont parlé de leur passion pour leur art, de leur désir de faire encore plus de longs métrages, qui parleraient d'empathie, de douceur, de compréhension, de la réalité de tous, pas juste de ceux qui contrôlent les leviers du monde, de la vie en demi-teintes. Des histoires d'amour qui n'ont pas besoin de finir au lit, où l'amour se passe autrement, dans ses mille connexions.

Geneviève a gagné un Ours de cristal pour son long métrage Une colonie, la semaine dernière à la Berlinale, et Sandrine en a remporté un aussi pour son court métrage Juste moi et toi.

Les prix étaient remis dans la section Generation Kplus, destinée à des films abordant des thèmes liés à la jeunesse. L'histoire d'Une colonie est celle de Mylia, une adolescente qui quitte sa campagne natale pour la grande école, où elle rencontrera Jimmy, jeune autochtone marginal de la réserve voisine. Juste moi et toi raconte le voyage en 18-roues, aller-retour, pas du tout anodin, d'une petite fille et de son père immigrant roumain et chauffeur de camion, entre Montréal et le Mexique.

En conversation, les deux femmes racontent leurs histoires. Toutes les deux sont issues de familles où la culture occupe une grande place. Père enseignant au cégep en sculpture et en arts plastiques, mère illustratrice, fondatrice d'une troupe de théâtre pour enfants, directrice du musée Biophare à Sorel-Tracy, pour Geneviève. Père réalisateur à la télé et mère conceptrice de costumes, pour Sandrine. « Elle fait ça depuis toujours, elle a conçu les costumes de Passe-Partout », lance la jeune femme. « Et elle fait les costumes de mes films. »

Toute jeune, Sandrine apprend de son père à faire des dessins de découpage technique de films. Avec trois dessins. Un début, un milieu, une fin.

Mais autant le cinéma s'impose tôt dans les choix de Geneviève, qui a néanmoins dû s'y prendre à trois fois avant d'être acceptée dans le programme de son choix, à l'UQAM, autant Sandrine n'arrive pas à choisir, et continue d'aimer autant le théâtre, la musique et le cinéma, un amour pour les arts acquis dès ses premières années à l'école du Plateau. Elle apprend le violoncelle, fait du chant classique, réalise un court métrage sur la perte des rêves à l'adolescence qui fait sensation alors qu'elle est au cégep à Brébeuf, mais part à Londres étudier le théâtre au Drama Centre. « J'en suis encore endettée, mais je ne regrette rien du tout ! » Dans le cadre de ce programme, elle va faire un projet en Russie. 

« C'est [en Russie] que j'ai appris le jeu et que j'ai réalisé mon amour pour la direction d'acteurs. »

- Sandrine Brodeur-Desrosiers

Les deux réalisatrices se sont connues en travaillant toutes les deux, il y a quelques années, sur le Wapikoni mobile, le projet de cinéma autochtone de Manon Barbeau. Avant et après tout cela, il y a eu des courts métrages de fiction et documentaires primés à Sundance - La coupe de Geneviève - ou présentés au TIFF ou aux RIDM, à Cannes, à Trouville, à Percé... Partout. Pour Geneviève, il y a eu la fondation d'une maison de production, Colonelle films, avec Sarah Mannering et Fanny Drew. « J'y fais de la production au développement, dit Geneviève, mais nous avons cofondé la boîte ensemble, c'est elles qui ont produit tous mes films, elles sont extraordinaires et hyper talentueuses. Si je suis là, c'est aussi grâce à elles : c'est notre film à toutes les trois. »

Pour Geneviève, il y a aussi eu un séjour crucial en Roumanie, d'autres dans une communauté autochtone de la Côte-Nord, Uashat mak Mani-utenam. Les pièces du puzzle se sont ainsi placées, forgeant la femme et l'artiste. Une colonie est présenté cette semaine au Cinéma Moderne, à Montréal, et dans quelques autres salles au Québec.

Nos personnalités en quelques choix

Geneviève Dulude-De Celles

Un livre

« Les chants du mime, un essai de Gabrielle Giasson-Dulude - ma cousine, ma grande amie et une artiste que j'admire - qui a été finaliste aux Prix du Gouverneur général et qui a gagné le prix Spirale Eva-Le-Grand et le Prix Contre-jour de l'essai littéraire. Aussi d'elle, Portrait d'homme. »

Un film

The Rider, de Chloé Zhao. « Sans acteurs professionnels, produit par une mini équipe, un film d'une humanité magnifique. »

Un album

Histoire naturelle, premier album de Jonathan Personne

Personnalités historiques

« Toutes celles qui ont changé le monde, mais qui ne sont pas dans les livres d'histoire. »

Personnalités contemporaines

Evelyne St-Onge et Réginald Vollant, qui jouent un rôle important dans la communauté d'Uashat mak Mani-utenam

Une phrase

« Ne savez-vous pas qu'il n'y a nulle part où aller à moins d'aller vers quelqu'un ? » (Kathy Acker, auteure et poète américaine)

Une cause

« Ce qui me fait le plus réagir actuellement, c'est la question des privilèges et l'importance d'être conscient des privilèges dont on profite et de tout ce que les autres n'ont pas. »

Sandrine Brodeur-Desrosiers

Livres

Des femmes savantes de Chloé Savoie-Bernard. « Son écriture est à la fois assumée, franche, bold, mais avec une plume délicate, intimiste et extrêmement sensible. Son plus récent livre, Fastes, est aussi très fort. »

Un thé dans la toundra/Nipishapui nete mushuat de Joséphine Bacon. « Ses poèmes sont d'un côté en innu et de l'autre, c'est traduit en français, mais toujours aussi poétique. »

Films

Léolo de Jean-Claude Lauzon. « Mon coup de coeur à vie. Ce film me fait chavirer le coeur chaque fois. » 

Avant qu'on explose de Rémi St-Michel. « À ne pas manquer prochainement au cinéma ! »

Las acacias de Pablo Giorgelli. « Il m'a beaucoup inspirée pour le court métrage Juste moi et toi. » 

Relatos salvajes de Damián Szifron. « Mon coup de coeur fiction des dernières années. » 

The World Before Her de Nisha Pahuja. « Mon coup de coeur documentaire des dernières années. »

Une phrase

« On est comme tout le monde à la manière dont personne ne peut être comme tout le monde. » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux)

« Je ne pensais pas dire que j'étais une fille de citation, mais cette phrase me suit depuis l'adolescence. Étrangement, elle me rassure. »

Musiciens

« Ces temps-ci, en écrivant, j'alterne en boucle Dear Criminal, Elisapie, The Handsome Family et Max Richter. »

Personnalités historiques

« En fait, j'aime surtout l'auteure Marjolaine Saint-Pierre, qui déterre des personnages historiques peu connus et qui écrit leur histoire à la manière d'une vraie bible de personnages. »

« Sinon, l'Islandaise Vigdís Finnbogadóttir, première femme d'État élue au monde, figure de proue et résultat de la grève générale de toutes les femmes d'Islande. »

Personnalité contemporaine

« Karen Marchand. Elle est intervenante jeunesse à Dans la rue. Elle change la vie des gens chaque jour. Elle a à coeur la cause des groupes aussi, se questionne constamment sur le système et les façons d'améliorer la vie des gens en société. » 

Une cause

« Je ne crois pas être une fervente défenseure d'une seule cause. Mais ce qui me trouble, c'est lorsque les gens manquent d'empathie. En Scandinavie, il y a des cours d'empathie à l'école. J'adore cette idée. Sinon, je dirais que la cause environnementale et celle des réfugiés m'inquiètent énormément. »