Si la consommation de pot a légèrement augmenté au Québec chez les plus âgés, elle a aussi diminué chez les moins de 18 ans. Le tabou lié à la consommation se dissipe comme la fumée d’un joint.

Le 17 octobre 2018, une longue file de curieux se pressait devant la toute nouvelle boutique de la Société québécoise du cannabis (SQDC) rue Sainte-Catherine, l’une des trois premières à ouvrir à Montréal.

Geoffrey Côté se souvient de la date, mais plutôt parce qu’il était en studio en train d’enregistrer un album de musique. Comme pour tant d’autres Québécois, la légalisation du cannabis n’a à peu près rien changé pour ce père de famille.

Ç’a juste changé que je peux avoir des produits de cannabis que j’aime au coin de ma rue […] plutôt qu’appeler un gars qui vient chez moi et qui a deux sortes sur lui et que t’as pas le choix de prendre ça.

Geoffrey Côté, consommateur de cannabis

Certes, il regrette le rituel d’égrainer les cocottes entre amis avant de fumer, maintenant qu’il achète des joints préroulés. Mais le fait de connaître la concentration en THC (l’agent psychoactif du cannabis) de ce qu’il fume le comble amplement.

Mais a-t-il l’impression qu’il se fume plus de cannabis maintenant qu’il est si facile de s’en procurer ? « Oui, mais ça reste un petit joint le soir, quand on va voir un show ou après un souper entre amis », résume Geoffrey Côté.

À peine plus de fumeurs

Une impression appuyée par les données de l’Enquête québécoise sur le cannabis, un sondage mené par l’Institut de la statistique du Québec chaque année (sauf en 2020) depuis la légalisation, au grand plaisir des chercheurs, qui manquaient cruellement de données pour savoir par qui, quand, où et comment se fumait le cannabis au Québec.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Le DDidier Jutras-Aswad, chef du département de psychiatrie du CHUM et contributeur à l’Enquête

« La catastrophe en devenir [avec la légalisation], elle ne s’est pas matérialisée », souligne d’abord le DDidier Jutras-Aswad, chef du département de psychiatrie du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM) et contributeur à l’Enquête.

Des données préliminaires de la plus récente édition du sondage, parue la semaine dernière, révèlent que 17 % des Québécois de 15 ans et plus avaient consommé du cannabis dans l’année précédente, un chiffre en légère augmentation par rapport à la première édition, en 2018, où on avait mesuré ce taux à 14 %.

Une légalisation « de facto »

C’est donc dire qu’environ 21 % plus de Québécois, tous âges confondus, auraient consommé du cannabis dans la dernière année comparativement à celle ayant précédé la légalisation, et ce, malgré le fait que la substance soit maintenant en vente libre à grande échelle. Le phénomène n’étonne pas du tout les experts consultés.

« N’importe qui qui voulait en avoir pouvait en avoir. C’était extrêmement accessible, c’était une substance décriminalisée de facto », rappelle Jean-Sébastien Fallu, professeur de psychoéducation à l’Université de Montréal et rédacteur en chef de la revue spécialisée Drogues, santé et société.

Il insiste : s’attarder seulement à la variation du nombre de consommateurs de cannabis serait une mauvaise façon d’évaluer les impacts réels de la légalisation. « Il n’y a pas de lien direct entre le nombre de personnes qui consomment et des problèmes » dans la société, rappelle-t-il.

Qui plus est, les nouveaux consommateurs de cannabis se trouvent d’ailleurs chez les plus âgés, et donc moins à risque, ajoute-t-il.

Des craintes « non fondées »

En matière de santé publique, on note aussi peu d’amélioration, souligne le DDidier Jutras-Aswad, alors qu’il s’agissait pourtant d’un des principaux objectifs de la légalisation du cannabis.

Mais un « tabou a été effacé » depuis cinq ans pour les fumeurs occasionnels de cannabis, soulève Geoffrey Côté. « Certains personnages de mon entourage se disent f***, on le dit à tout le monde, c’est comme un coming out », dit-il en rigolant.

Dure à quantifier, « l’acceptabilité sociale » du cannabis reste un aspect « non négligeable, même fondamental » de la légalisation, insiste Jean-Sébastien Fallu.

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Jean-Sébastien Fallu, professeur de psychoéducation à l’Université de Montréal et rédacteur en chef de la revue spécialisée Drogues, santé et société

La stigmatisation, c’est associé à plein de conséquences négatives : on a honte, on est en détresse, on est anxieux, tous des facteurs de consommation.

Jean-Sébastien Fallu, professeur de psychoéducation à l’Université de Montréal et rédacteur en chef de la revue spécialisée Drogues, santé et société

À l’Association des directeurs de police du Québec, où l’on avait fait part de craintes quant à l’augmentation de la charge de travail des agents avant la légalisation, on convient que celles-ci « n’ont pas été fondées ».

Quant au nombre d’arrestations de conducteurs pour capacités affaiblies par le cannabis, « ce n’est pas si préoccupant que ça, si on parle juste du cannabis », convient son directeur général, Didier Deramond.

Ce dernier souligne que des préoccupations persistent quant au taux très élevé de THC de certains produits en vente sur le marché illégal. Le détournement par le crime organisé de permis de production de cannabis à des fins médicales continue aussi d’inquiéter les corps policiers.

« Peu » d’avancées scientifiques

Quant à l’état des connaissances sur le cannabis, un des piliers de la légalisation, qu’a-t-on appris depuis cinq ans sur ce qu’il contient, par exemple ?

« Peu », à part qu’il existe une variation importante du THC dans les produits vendus à la SQDC, de l’ordre de 8 %, révèle le DDidier Jutras-Aswad, malgré tout optimiste pour la suite des choses. « Il y a des études, mais qui sont, en général, de petite taille et sur des produits très spécifiques, donc c’est vraiment très incomplet et pas encore très robuste pour répondre à des questions de base », explique-t-il.

Tous s’entendent, même après cinq ans, pour dire qu’il est encore trop tôt pour bien saisir les effets de la légalisation du cannabis dans toutes les sphères de la société.