(Saint-Jean) Des experts juridiques croient que le moment est venu de reconsidérer le recours à des injonctions pour réprimer des manifestations ou des occupations dirigées par des Autochtones.

Plusieurs groupes ont récemment érigé des barricades et occupé des portions de voies ferroviaires au pays en appui aux chefs héréditaires wet’suwet’en opposés au passage d’un gazoduc sur leur territoire ancestral. Ces chefs et leurs partisans avaient eux aussi érigé des campements pour tenter d’empêcher la poursuite des travaux de Coastal GasLink.

Coastal GasLink a réagi en obtenant une injonction. La GRC s’est installée sur le territoire des Wet’suwet’en afin de faire exécuter la décision du tribunal. Un groupe de chefs en a fait fi, disant vouloir obéir aux lois de leur nation.

Devant les occupations de voies ferrées, des compagnies ferroviaires ont elles aussi demandé et obtenu des injonctions ordonnant le démantèlement des barricades.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Les manifestants qui bloquaient la voie ferrée à Saint-Lambert ont reçu une copie de l'injonction accordée au Canadien National, le 20 février.

Mark Grunchy, un avocat de St. John’s qui représente des personnes accusées d’avoir contrevenu à une injonction en manifestant contre le projet hydroélectrique de Muskrat Falls au Labrador, soutient que l’opposition des Autochtones au développement des ressources naturelles est un problème trop complexe pour être traité par des injonctions.

« C’est frustrant pour moi à titre d’avocat d’observer la situation, mais je pense qu’il existe un moyen relativement simple d’en tirer profit et de changer l’avenir », dit-il.

Me Grunchy propose notamment que dans les cas de manifestations autochtones, les injonctions puissent être structurées de façon à y inclure une médiation.

« Ce problème est le résultat d’une collision très marquée entre un problème politico-social important et le système judiciaire. Les politiciens devraient faire de leur mieux pour en atténuer l’impact, ajoute l’avocat. La situation actuelle n’est pas bonne pour la santé à long terme de notre système judiciaire. »

John Borrows, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit autochtone à l’Université de Victoria, rappelle un précédent législatif.

Au milieu du XXe siècle, le recours généralisé aux injonctions par des employeurs contre des grévistes avait engendré des conflits de travail de plus en plus violents en Colombie-Britannique. Le gouvernement provincial avait alors ajusté sa législation sur le travail pour définir les pratiques de négociation requises pendant un conflit.

« Le gouvernement a créé des soupapes de sécurité ou des façons plus productives de discuter d’un différend. Je me demande toujours si ce que nous avons appris dans un autre contexte peut être appliqué dans cette situation », observe-t-il.

Selon lui, les injonctions ne font que préserver un statu quo puisqu’elles ne tiennent pas compte des questions relatives aux titres ancestraux. Cela entraîne des difficultés lorsque des questions complexes comme la gouvernance des territoires autochtones sont en jeu, comme c’est le cas actuellement avec les Wet’suwet’en.

Marguerite Church, juge à la Cour suprême de la Colombie-Britannique, a reconnu la difficulté d’aborder les questions sous-jacentes du droit d’autochtone lorsqu’elle a examiné la demande d’injonction de Coastal GasLink. Selon elle, ces questions « doivent être tranchées dans le cadre d’un procès ».

D’aucuns soutiennent que les critères juridiques appliqués lors d’un examen d’une demande d’injonction favorisent les entreprises, car les pertes financières sont plus faciles à démontrer que les pertes environnementales ou culturelles.

Une étude portant sur plus de 100 injonctions, publiée l’an dernier par le groupe de réflexion Yellowhead, indique que 76 % de celles demandées par des entreprises contre des Premières Nations ont été accordées, comparativement à 19 % des demandes autochtones contre des entreprises.

Irina Ceric, une avocate qui enseigne à la Kwantlen Polytechnic University de la Colombie-Britannique, mentionne que les injonctions sont de plus en plus utilisées pour mettre un terme à des manifestations. Mais, au cours des trois dernières semaines, 12 injonctions ont été accordées contre des manifestants, dont plus de la moitié avaient été déposées par le Canadien Pacifique et le Canadien National.

Ces récentes décisions judiciaires soulèvent des questions, car dans certains cas, les preuves utilisées par les requérants n’ont pas été rendues publiques. Dans d’autres cas, on ne sait pas pourquoi les lois déjà existantes n’ont pas suffi.

« Je ne sais pas si c’est l’intention, mais cela permet aux entreprises touchées par ces blocages d’être des décideurs au chapitre des interventions policières. C’est vraiment un problème », affirme MCeric.

Elle ajoute qu’il faudra peut-être une décision de la Cour suprême du Canada pour changer la façon dont les injonctions sont appliquées contre des mouvements de protestation autochtones.