Arrivé au Québec en septembre, un dentiste français recruté par une clinique de Montmagny ne pourra pas traiter de patients avant le printemps parce que les délais d'Ottawa pour délivrer les permis de travail ont triplé depuis le début de l'année.

Ces retards obligent des employeurs à reporter des projets, à refuser des contrats ou à licencier d'autres employés, ce qui peut entraîner de lourdes conséquences économiques.

À la Clinique dentaire Montmagny, la propriétaire, la Dre Joanie Bertrand, a même dû revenir travailler une semaine après son accouchement pour s'occuper de cas urgents, puisque leur nouvelle recrue ne peut les aider et que les autres dentistes sont surchargés.

« On doit reporter des rendez-vous, mais on risque de perdre des patients, explique le gestionnaire de la clinique, Olivier Talbot. Et on devra peut-être mettre au chômage deux hygiénistes et une secrétaire si notre nouveau dentiste ne peut pas travailler avant le mois d'avril, comme nous le disent les fonctionnaires. »

Au Québec pour suivre son fils

Le nouveau dentiste, c'est le Dr Paul Semin, un Français qui a vendu sa clinique le printemps dernier parce qu'il voulait déménager au Québec, où son ex-conjointe québécoise est revenue s'installer avec leur fils récemment.

Il est entré en contact avec la Clinique dentaire Montmagny après avoir vu une de ses annonces en ligne.

En prévision du départ à la retraite d'un membre de son équipe, la clinique cherchait des dentistes depuis plusieurs mois, sans succès. 

« On n'est pourtant pas en région éloignée, on est à 45 minutes de Québec. Mais les jeunes dentistes trouvent quand même ça trop loin. » - Olivier Talbot, gestionnaire de la Clinique dentaire Montmagny

En plus, la propriétaire de la clinique, conjointe de M. Talbot, a appris qu'elle était enceinte, ce qui a rendu les besoins encore plus criants.

Au moment d'entreprendre les démarches pour le Dr Semin, au début de l'été dernier, le délai à prévoir pour un permis de travail temporaire était de huit semaines, leur a-t-on dit.

Le temps d'obtenir tous les documents et de répondre à toutes les exigences, leur dossier a été ouvert à la fin de septembre.

« Je serais déjà reparti »

« Mais en cours de route, les délais n'ont pas cessé d'augmenter. Quand on a déposé notre dossier, on parlait de 15 à 16 semaines, ce qui était déjà long. Mais quand j'ai réussi à parler à un responsable, vendredi dernier, pour avoir des nouvelles, on m'a dit que c'était rendu à 26 semaines ! », s'insurge Olivier Talbot.

Le Dr Semin pourrait donc commencer à pratiquer en avril seulement. Arrivé au début de septembre, il a obtenu les permis nécessaires de l'Ordre des dentistes du Québec. Mais en attendant son permis de travail d'Ottawa, il ne peut occuper d'emploi rémunéré. « Pour moi, ce n'est pas si mal parce que je viens de vendre ma clinique, j'ai de quoi subsister. Mais si j'étais un jeune diplômé, je serais déjà reparti », souligne-t-il, faisant montre de patience malgré l'absurdité de la situation.

Pendant ce temps, à la Clinique dentaire Montmagny, la Dre Joanie Bertrand, qui a accouché la semaine dernière, est venue traiter quelques patients cette semaine. Et son confrère a accepté de retarder son départ à la retraite.

Olivier Talbot a même fait appel à son député fédéral, Bernard Généreux, pour tenter de faire bouger les choses. On lui a suggéré de faire une demande de traitement prioritaire, mais il ne sait pas quelles sont ses chances de succès.

Tous les domaines

Plusieurs employeurs vivent la même frustration.

« Les délais de traitement à Service Canada ont explosé. Dans les domaines où les besoins sont flagrants, comme les technologies de l'information, on s'arrache des candidats, ça n'a pas de bon sens que ce soit si long », dénonce Stéphane Duval, avocat spécialisé en travail et en immigration au cabinet McCarthy Tétrault.

Les effets néfastes se font aussi sentir pour le recrutement d'employés moins qualifiés, comme dans la restauration rapide. « Des restaurants doivent fermer des quarts de travail, le soir ou la nuit, dans certaines régions », raconte Me Duval.

L'avocat d'une société d'effets visuels installée à Montréal, qui préfère rester anonyme parce qu'il craint que ses critiques nuisent aux démarches de l'entreprise, fait état de retards de production, de surcroît de travail pour les autres employés et de contrats abandonnés.

« C'est très frustrant, les délais sont aléatoires et augmentent en cours de traitement », dit-il, citant le cas d'un ressortissant japonais pour qui les délais sont passés de 1 à 8 semaines, et d'un autre, originaire de Thaïlande, pour qui on attend une réponse depuis 38 semaines.

« Nous avons dû aller en cour fédérale pour faire débloquer les dossiers de quatre ressortissants indiens refusés, poursuit-il. Ça bloque pour des raisons inconnues, on n'a pas de suivi. Beaucoup de candidats se découragent, et ça entraîne des frais et des pertes de temps pour les entreprises. »

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LE PROCESSUS EN BREF

Le statut de travailleur temporaire comme porte d'entrée

Une bonne partie des immigrants acceptés au Québec dans la catégorie des travailleurs qualifiés sont déjà installés chez nous : ils sont d'abord arrivés comme travailleurs étrangers temporaires (TET), recrutés par un employeur pour combler une pénurie de main-d'oeuvre, et font ensuite une demande de certificat de sélection du Québec. En 2017, sur un total de 24 900 travailleurs qualifiés acceptés, 10 900 étaient des TET ou des étudiants étrangers, selon des données diffusées il y a quelques mois par le ministère de l'Immigration. Les délais peuvent cependant atteindre plus d'un an.

Prouver le besoin de recruter à l'étranger

Avant d'embaucher des travailleurs étrangers temporaires, les employeurs doivent prouver qu'ils ne trouvent pas la main-d'oeuvre nécessaire dans leur milieu en présentant une étude d'impact sur le marché du travail (EIMT). Cette étape allonge le processus, surtout pour les professions et les métiers où une pénurie n'est pas clairement démontrée. Québec publie une liste des professions où le manque de main-d'oeuvre est le plus criant, admissibles à un processus simplifié. Les dentistes ne font pas partie de cette liste. « Même si la Clinique dentaire Montmagny avait déjà publié des annonces pendant plusieurs mois avant de recruter le Dr Semin, elle a dû encore publier des offres d'emploi sur divers sites web pendant quatre semaines, dans le cadre de l'EIMT, explique l'avocate de la clinique, Me Anh Thu Tran. Pendant ce temps, leur dossier ne pouvait pas être ouvert officiellement. »

Hausse des demandes

Ottawa reçoit « des volumes inhabituels de demandes » d'employeurs qui ont besoin de travailleurs étrangers, indique Christopher Simard, porte-parole d'Emploi et Développement social Canada, responsable du programme d'EIMT. Comme les délais pour l'approbation de l'EIMT sont passés de cinq à huit semaines en moyenne, le Ministère a embauché 34 nouveaux employés au Québec pour réduire ces retards. Du côté d'Immigration Canada, qui délivre les permis de travail une fois l'EIMT terminée, on n'avait pas d'information sur une hausse des délais, ni sur des embauches pour accélérer la cadence. Son site web indique un délai de neuf semaines pour l'obtention d'un permis temporaire pour un ressortissant français.