Dix ans se sont écoulés depuis le décès de Pierre Elliott Trudeau, qui avait mené sa vie selon le leitmotiv «la raison par-dessus la passion».

Mais il semble que ça remonte à si loin...

Les débats qui enflamment la scène politique en 2010, de l'abolition du caractère obligatoire du formulaire long du recensement jusqu'au registre des armes à feu, portent à croire que sa devise ne lui a pas survécu en ce début de 21e siècle.

La mort de l'ancien premier ministre, le 28 septembre 2000, avait déclenché cinq journées de réflexion nationale, qui avaient à leur tour lancé une vague de nostalgie chez les baby-boomers: la rose sur le veston, les pirouettes et ses relations extra-conjugales avaient marqué les esprits.

Une décennie plus tard, son charisme encore imprégné dans de vieilles photographies, le fruit des quelque 15 années de M. Trudeau au pouvoir fait toujours l'objet d'un vif débat et de révisionnisme historique.

«Son legs perdure dans plusieurs domaines, et fait toujours l'objet de controverses», affirme l'historien Jack Granatstein.

«En considérant tout ce qu'il a laissé au Canada, le plus grand héritage qu'il aura laissé, dirait une majorité de gens, est indiscutablement la Charte. Aujourd'hui, la plupart des oppositions sont tombées et elle est dorénavant considérée comme une assise de la société canadienne».

Rares sont les semaines pendant lesquelles la Charte canadienne des droits et libertés n'est pas invoquée dans un débat public, que ce soit celui sur les réfugiés tamouls, les réserves de sang du pays ou sur les services gouvernementaux aux personnes handicapées. La Charte a officialisé la supériorité de la raison par rapport à la passion d'une manière qui continue à marquer le Canada de nos jours.

Professeur d'histoire à l'Université de Toronto, Robert Bothwell rapporte toutefois que ses élèves n'ont qu'une idée vague du personnage : «un nom et un aéroport».

«Nous nous trouvons probablement dans une période qui durera encore quelques décennies avant qu'il ne soit redécouvert, croit M. Bothwell. Ensuite, il reviendra à la mode».

Il est par contre impossible de tenter d'argumenter que nous ne vivons plus dans le Canada de Pierre Elliott Trudeau.

Pour le meilleur et pour le pire, il est dans une large mesure responsable de la création de la Charte, des politiques officielles de bilinguisme et de multiculturalisme.

Pierre Elliott Trudeau a légalisé la contraception, l'avortement, les relations homosexuelles et les loteries. Les lois sur le divorce ont été libéralisées, celles concernant les armes à feu durcies et les alcootests ont vu le jour durant son règne.

Les eaux territoriales du Canada ont été étendues à 200 milles marins et le droit de vote a été abaissé de 21 à 18 ans. La Loi canadienne sur la santé est aussi entrée en vigueur durant son passage au pouvoir.

«Il avait une grande vision. Certaines personnes qualifieraient plutôt cela d'arrogance extraordinaire», a affirmé Margaret Trudeau, son ancienne épouse, la semaine dernière, à l'occasion du lancement d'un livre de photos de presse mettant en vedette le personnage.

«Je dirais qu'il s'agit d'une discipline déterminée et d'une exigence qu'il s'imposait lui-même d'atteindre l'excellence dans tout ce qu'il faisait. Il nous a donné des libertés dont aucun autre pays ne jouit. Nous sommes éduqués, nous sommes en santé, nous sommes heureux et en sécurité. Combien de pays dans le monde peuvent se vanter de la même chose?», a-t-elle demandé.

Selon John English, un historien à la retraite, ancien député libéral et auteur de l'imposante biographie de Pierre Elliott Trudeau, «Just Watch Me», l'arrivée du politicien sur la scène fédérale a ouvert la voie à ce que la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme avait appelé «le plus grand changement dans l'histoire canadienne».

«Rendez vous à la Chambre des communes aujourd'hui et vous entendrez Stephen Harper, Jim Prentice et Stockwell Day, tous des politiciens de l'Alberta, répondre en français à des questions», expose-t-il.

«Il s'agit d'un changement radical et ça n'aurait pas eu lieu sans Pierre Elliott Trudeau».

L'ancien premier ministre libéral est aussi responsable du néfaste Programme énergétique national, de la Loi sur l'examen de l'investissement étranger, abandonnée sans chagrin, et du contrôle des salaires et des prix par le gouvernement fédéral.

«D'une perspective économique, je ne crois pas qu'il ait laissé beaucoup», soutient Guy Lachapelle, un politicologue de l'Université Concordia.

«D'un point de vue politique, son rêve d'unité canadienne ne s'est pas concrétisé. Le Canada est devenu une vraie mosaïque... Étrangement, nous sommes revenus aux mots de (l'ancien premier ministre libéral Lester) Pearson, qui parlait du Québec comme d'une nation à l'intérieur d'une nation. Mais il aura fallu toutes ces années pour y revenir».

La reconnaissance par le premier ministre Stephen Harper, en 2006, d'une «nation québécoise à l'intérieur d'un Canada uni», aurait été perçue comme une abomination aux yeux des fédéralistes de M. Trudeau. Mais elle a été largement acceptée par les libéraux d'aujourd'hui.