Christie Pits est un parc qu'apprécient habituellement les jeunes familles. Mais aujourd'hui, ces dernières le fuient, de crainte de tomber malades.

Situé au nord-ouest du centre-ville de Toronto, ce bel espace vert s'est mué, en quelques jours, en un des plus importants lieux d'entreposage temporaire de déchets de la métropole ontarienne.

Dans la rue Crawford qui le borde, les automobiles font la queue, n'hésitant pas à klaxonner pour déposer au plus vite leurs nombreux sacs à ordures.

Des employés cadres s'affairent ensuite à les transporter par camion quelques mètres plus loin, où les sacs sont lancés sans ménagement dans l'enceinte de la patinoire municipale, déjà pleine aux deux tiers de sacs verts baignant dans une eau saumâtre.

À quelques mètres à peine, le terrain de baseball sent les déchets, la piscine est fermée pour cause de grève et les résidences affichent toute la colère de leurs propriétaires : «Des déchets dans un parc... Honte à vous !» peut-on lire sur l'une des affiches.

Si la grève des 24 200 cols bleus et blancs de Toronto n'est pas dirigée contre les jeunes familles, c'est tout de même l'impression qu'elle leur laisse. «Ma cour est à 150 pieds de la montagne de déchets, s'indigne Wendy Rowland. Je suis obligée de garder les fenêtres des chambres de mes enfants fermées en tout temps, même si nous n'avons pas d'air conditionné.»

D'un oeil las, elle jette un regard sur la file d'autos qui se pressent devant chez elle. Elle s'inquiète de voir un enfant du voisinage se faire heurter ou même attraper une maladie. Dans le quartier, on se rappelle d'ailleurs l'infestation de rats qui avait suivi la grève de 2002.

«La Ville pulvérise régulièrement un produit sur les déchets pour réduire les odeurs, souligne-t-elle. On ne sait pas trop ce que c'est, mais on nous dit que c'est mauvais pour les chats. Qu'on ne vienne pas me dire que ça ne l'est pas aussi pour les enfants... Le maire devrait avoir honte.»

Mobilisation civique

Christie Pits est un des 19 lieux, parmi lesquels on trouve 11 parcs et six arénas, où la Ville empile les sacs de déchets en attendant la fin d'une grève qui dure depuis le 22 juin. Mais il est aussi l'épicentre d'une mobilisation citoyenne qui s'avère cette fois très importante, du moins beaucoup plus que lors de la grève précédente, en 2002.

Les familles, tout particulièrement, sont fâchées de ne plus avoir accès à la cinquantaine de garderies dirigées par la Ville, aux colonies de vacances municipales, aux traversiers qui leur permettent d'échapper à la chaleur urbaine et, surtout, aux piscines vidées de leur eau deux jours seulement après leur ouverture.

«Il y a des enfants dans le quartier qui ne font que ça, l'été, passer leur journée à la piscine, note Colin Moynihan, riverain du parc. On les dépossède donc littéralement d'un été de leur vie.»

Âgés de 5 et 11 ans, les enfants de Carmen Zuloaga sont de ceux-là. «Chaque été, ils vont à la piscine cinq jours par semaine. Mais cette année, ils ne peuvent pas, ils souffrent de la situation, comme les autres enfants du quartier. Ils sont tout simplement coincés à la maison...»

«Toronto-la-propre»

Plus loin vers le centre-ville, la même frustration est ressentie, mais son objet est différent. Les déchets jonchent les rues et les poubelles publiques déversent leur contenu sur les trottoirs, à quelques pas des commerces.

Dans Chinatown, par exemple, le kiosque de hot-dogs de Sherry Fatty en pâtit. «Ce n'est pas très bon pour les affaires, ces poubelles pleines», déplore-t-elle. «Personne n'aime les choses sales», renchérit Tom Nguyen, de Lettieri, café situé en face d'une grande poubelle publicitaire vantant les mérites de Toronto (We've been expecting you...).

Cela dit, s'il est vrai que les poubelles débordent et que les rues sont plus sales que d'habitude, on est encore très loin de ce qui s'est passé dans la ville italienne de Naples en 2007. En raison de certains traits culturels de «Toronto-la-propre», mais aussi des menaces constantes des autorités, qui n'ont pas hésité à donner à ce jour plus de 200 contraventions à des gens qui avaient illégalement jeté des ordures à la rue ou dans les lieux publics (de 380 $ à 10 000 $).

Les citoyens font donc l'effort de canaliser la plupart de leurs déchets dans l'une des transfer stations choisies par la Ville. Et ce, même si les grévistes donnent du fil à retordre aux gens qui patientent en file pour déposer leurs sacs à ordures.

À Ingram Transfer Station, par exemple, les citoyens ne peuvent déposer qu'un maximum de trois sacs à la fois. À Bermondsey Transfer Station, on ne laisse passer qu'un seul citoyen toutes les 15 minutes. La patience de tous est donc mise à rude épreuve.

Mais cela n'empêche pas les plus optimistes de sourire. Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, ils se disent qu'à tout le moins, ce conflit pourrait amener la population à réfléchir à la grande quantité de déchets qu'elle produit quotidiennement.

«Tout cela peut faire une énorme différence, lance Jennifer Bayne, résidante des Beaches, quartier de l'est de la ville. La grève nous oblige à considérer chacun des sacs-poubelles que nous remplissons de déchets. Cela pourrait bien modifier certains comportements... du moins, je l'espère.»