Pendant toute la petite enfance de son fils, Nathalie Deschênes s’est fait dire par les médecins que la vie d’Alexis serait fortement limitée par sa déficience intellectuelle. Il ne pourrait jamais passer à travers un cours secondaire ou travailler, prédisaient les médecins.

Alexis Pronovost a défié tous ces pronostics. Il a terminé une formation professionnelle au secondaire. Il travaille dans un supermarché. Il suit des cours de batterie et est DJ dans ses temps libres. Et depuis presque deux ans, il vit en appartement. Un appartement situé dans un immeuble où vivent 10 autres personnes ayant une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme.

« On se disait : “ Ça va être quoi, sa vie ? ” Et finalement, il a une super belle vie ! », se réjouit sa mère.

Alexis en rêvait, de cet appartement. Les autres locataires aussi. Au début de la vingtaine, la cohabitation de Félix Lapointe avec ses parents était devenue difficile. « On n’était pas sur le même fuseau horaire. Il y avait beaucoup de conflits », raconte sa mère. Félix a donc fait ce que tous les jeunes de cet âge font : il a commencé à chercher. « Il a pris le catalogue RE/MAX. Il a appelé une agente immobilière pour une maison à 3,5 millions avec cinq salles de bains ! » Michèle Lafontaine en rit encore.

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L’organisme offre 12 appartements supervisés à une clientèle vivant avec une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme.

Quatre ans de travail

C’est à ce moment, en 2017, que Mme Lafontaine a décidé de prendre les choses en main. Elle avait visité des appartements supervisés destinés à une clientèle vivant avec une déficience intellectuelle à Louiseville. « Pourquoi on n’aurait pas ça à Shawinigan ? »

Cette simple question a démarré un processus qui a duré quatre ans. « Je suis partie avec deux feuilles de papier. » Mme Lafontaine s’est adjoint plusieurs partenaires, a dressé des plans, fait des budgets, rempli des dizaines et des dizaines de pages de demandes de financement et a organisé des tonnes d’activités pour amasser des sous.

Car pour un projet de 12 logements, évalué à 3,5 millions, il fallait que 1,8 million provienne « de la communauté ».

Michèle Lafontaine et ses complices, Jean-François Morand et Josée St-Pierre, ont frappé à toutes les portes, vendu leur projet, convaincu tout le monde.

« La charge que ça demande, de développer un projet de cette ampleur, c’est énorme », résume Mme Lafontaine.

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Félix Lapointe

De son côté, Félix, qui a maintenant 30 ans, a apporté sa contribution : il a grimpé le mont Albert, en Gaspésie, avec toute une équipe, amassant 13 000 $. Il était si épuisé à la fin du parcours que ses partenaires l’ont porté sur leur dos. « Je suis pas capable de regarder ça sans pleurer », dit-il, en se cachant les yeux pour nous montrer la vidéo tournée ce jour-là. On le comprend : le petit film de 12 minutes tirerait des larmes à un rocher.

Regardez la vidéo de l’ascension du mont Albert par Félix

Et puis, en mai 2022, J’ai mon appart a accueilli ses premiers locataires. Simon, Marie-Christine, Félix, Alexis, David : ils ont reçu leurs clés. Pour la première fois, ils allaient vivre seuls, en évitant le modèle devenu quasi obligatoire au Québec pour l’hébergement des adultes vivant avec une déficience intellectuelle, qui est la famille d’accueil.

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Martin Caouette, professeur et titulaire de la Chaire autodétermination et handicap à l’UQTR

On est l’endroit dans le monde où on a le plus investi dans le modèle de la famille d’accueil. C’est devenu LA réponse pour l’hébergement en déficience intellectuelle. Or, ce modèle-là ne correspond plus aux besoins de jeunes qui ont vécu un parcours d’inclusion.

Martin Caouette, titulaire de la Chaire autodétermination et handicap à l’UQTR

M. Caouette, professeur et titulaire de la Chaire autodétermination et handicap à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), s’est associé de très près au projet J’ai mon appart, qui constitue, selon lui, un modèle à exporter.

  • L’un des logements de l’organisme J’ai mon appart.

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    L’un des logements de l’organisme J’ai mon appart.

  • Un horaire quotidien dans l’appartement de l’un des locataires

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    Un horaire quotidien dans l’appartement de l’un des locataires

  • Alexis Pronovost regarde les instructions pour réchauffer une pizza, supervisé par son intervenante Marie-Pier Filion.

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    Alexis Pronovost regarde les instructions pour réchauffer une pizza, supervisé par son intervenante Marie-Pier Filion.

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Pour lui, dès le départ, l’organisme en devenir était un formidable laboratoire. « On aurait pu avoir un beau bâtiment, mais si on n’a pas les meilleures pratiques d’accompagnement, on retourne dans un modèle institutionnel. Ici, les locataires sont des citoyens à part entière. On n’est pas dans une logique de prise en charge. On leur donne juste le soutien dont ils ont besoin pour vivre la vie qu’ils veulent vivre ! » Geste symbolique, mais capital : les intervenants – et les parents – frappent aux portes avant d’entrer. Et si le locataire ne veut pas les laisser entrer… ils restent dehors !

Martin Caouette croit tellement au projet qu’il a traîné Félix Lapointe jusqu’à Paris, dans un colloque sur l’autodétermination des personnes vivant avec une déficience intellectuelle. Devant les délégués, Félix a fièrement brandi son bail. « Les gens n’y croyaient pas, qu’il avait un bail, qu’il avait signé lui-même », raconte Mme Lafontaine. Financièrement, le projet est avantageux : un logement à J’ai mon appart coûte trois fois moins cher à l’État qu’un hébergement en famille d’accueil.

RECTIFICATIF: Dans la version originale de cet article, nous indiquions en tête de dossier que Nathalie Deschênes, la mère d’un des locataires, s’était dévouée pendant quatre ans pour faire avancer le projet. C’est plutôt Michèle Lafontaine, la mère d’un autre locataire, qui a joué ce rôle crucial dans la création de l’OBNL. De plus, nous indiquions que les services étaient financés par le CISSS local. Il s’agit d’un centre universitaire, donc un CIUSSS. Nos excuses.