Une seule des 14 plaintes soumises par les autorités policières et visant le producteur Gilbert Rozon s'est traduite par le dépôt d'accusations hier, du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP). Pourquoi un si petit nombre ? La décision du DPCP risque-t-elle de décourager d'autres victimes d'agressions sexuelles ? Explications et analyses.

Me Jean-François Bertrand, avocat bien connu, rappelle qu'il faut user de prudence lorsque la justice est critiquée sur la place publique.

« Si la justice poursuit, on dira que la justice est bonne, et si elle ne poursuit pas, on dira qu'elle est mauvaise. La justice, ce n'est pas ça », affirme-t-il, estimant que les plaintes visant Gilbert Rozon ont dû être passées au crible par le DPCP en raison notamment de l'ampleur de l'affaire sur la place publique.

« Le procureur de la Couronne a un rôle et c'est très important. Il faut qu'il soit moralement convaincu que s'il dépose des accusations, il pourrait en résulter une condamnation. Son rôle n'est pas de céder à la vindicte populaire », explique-t-il.

Par ailleurs, il est d'avis que ce ne sera pas une mince tâche que d'obtenir une condamnation dans le seul dossier retenu par le DPCP, où les gestes reprochés remontent à 1979.

« La [notion] de consentement n'était pas la même à l'époque et le passage du temps rendra les démarches beaucoup plus difficiles. S'il [Rozon] devait être reconnu coupable, la peine qui s'appliquerait serait celle qui s'appliquait en 1979, alors il faut oublier toute la notion de peine minimale adoptée sous l'égide du gouvernement conservateur de Stephen Harper », ajoute-t-il.

UNE « RÉPONSE SOCIALE » IMPORTANTE

Pour le Regroupement québécois des centres d'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS), les conclusions du DPCP sont un autre exemple que « le système de justice actuel n'est pas adapté » pour les crimes d'agressions sexuelles, qui se passent généralement loin des regards, laissant peu de preuves physiques et matérielles.

« Avec le mouvement #metoo, les victimes ont beaucoup été encouragées à porter plainte et à utiliser les canaux officiels », explique la porte-parole Stéphanie Tremblay. « Quand on voit le résultat aujourd'hui, il y a un paradoxe. [...] C'est certain que ça peut être décourageant pour elles. »

Reste que Mme Tremblay est d'avis que « la réponse sociale » à ce genre de cas médiatisé a son importance. « On l'a vu avec le cas de [Jian] Ghomeshi. La mobilisation populaire et sociale [dans la foulée des actions en justice] avec la campagne #onvouscroit a entraîné une augmentation des dénonciations », dit-elle.

« Cette réponse sociale [...] ne va pas nécessairement encourager les survivantes à porter plainte, mais au moins, elle va leur permettre de se sentir soutenues dans les épreuves qu'elles peuvent vivre. » - Stéphanie Tremblay, porte-parole du Regroupement québécois des centres d'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel

SYSTÈME RIGIDE, PREUVE DIFFICILE

Professeure titulaire de la faculté de droit à l'Université de Montréal, Anne-Marie Boisvert est d'avis que la société ne peut réclamer un système judiciaire « de plus en plus répressif » et en même temps un système « de plus en plus ouvert aux victimes ».

« Le système qu'on connaît dans notre droit est là pour punir et stigmatiser [les accusés], alors nos règles de preuve sont associées à ce système », indique-t-elle, estimant que plus le système sera rigide, plus la preuve sera difficile à faire. Reste que « ce n'est pas parce qu'on ne punit pas l'accusé avec une extrême vigueur que l'expérience de la victime n'existe pas et ne vaut rien », déplore-t-elle.

Par ailleurs, elle s'explique mal pourquoi il n'a pas été expliqué dès le départ que le système canadien de justice n'avait pas compétence relativement aux évènements reprochés en France par certaines des plaignantes. « C'était écrit dans le ciel », avance-t-elle, qu'aucune accusation ne découlerait de ces plaintes. On aurait dû le dire plus tôt pour éviter la déception, croit-elle.

« IL EXISTE D'AUTRES AVENUES »

La directrice générale de la Clinique juridique Juripop, Me Sophie Gagnon, ne cache pas que ce genre de dossier très médiatisé peut avoir un effet de découragement sur les victimes d'agressions sexuelles, mais elle se dit rassurée par le fait « qu'il existe d'autres avenues », citant notamment la poursuite civile intentée par les accusatrices de Gilbert Rozon.

« Le système de justice ne le limite pas au système de justice criminelle », souligne Me Gagnon. « Il y a d'autres mécanismes en matière administrative qui existent. Il y a moyen d'obtenir par exemple une compensation en argent et des soins en faisant appel à l'IVAC [Indemnisation des victimes d'actes criminels]. Le système ne laisse pas complètement les victimes tomber », explique-t-elle.

Juripop a aussi lancé en octobre dernier, dans la foulée du mouvement #metoo, l'Aparté, centre de ressource de premières lignes contre le harcèlement et les violences sexuelles au travail, dédié spécifiquement au milieu de la culture au Québec.