D’ici quelques semaines, Justin Trudeau aura désigné les deux tiers des juges de la Cour suprême du Canada. Doit-on s’attendre à ce que ces nominations changent le visage du plus haut tribunal au pays ? Après tout, on a vu la semaine dernière à quel point celui de la Cour suprême des États-Unis a été métamorphosé.

Six nominations de juges pour un premier ministre, est-ce beaucoup ?

Pas vraiment, si on tient compte du fait que Justin Trudeau est au pouvoir depuis près de huit ans. À titre comparatif, son prédécesseur Stephen Harper a désigné huit magistrats au fil de sa quasi-décennie de règne à Ottawa, Jean Chrétien en a nommé six en l’espace de dix ans, tandis que Brian Mulroney en a choisi neuf pendant autant d’années à titre de premier ministre. Des juges nommés par Stephen Harper, il n’en reste que trois : Richard Wagner, Suzanne Côté et Andromache Karakatsanis. Au Canada, les juges de la Cour suprême doivent obligatoirement prendre leur retraite à l’âge de 75 ans. Aux États-Unis, ils sont nommés à vie.

Le progressisme de Justin Trudeau pourrait-il teinter les décisions de la Cour ?

Probablement pas plus que le conservatisme de Stephen Harper ne l’a fait, s’aventure un spécialiste. « On a beaucoup mis l’accent sur le fait qu’il [Harper] sélectionnait des juges conservateurs, mais vers la fin de son mandat, la Cour invalidait régulièrement des lois adoptées par son gouvernement », note Emmett Macfarlane, politologue à l’Université de Waterloo. Il s’avère d’ailleurs que le premier magistrat nommé par Justin Trudeau, le Terre-Neuvien Malcolm Rowe, « a finalement une approche plus traditionnelle », relève quant à lui Paul Daly, professeur agrégé à l’Université d’Ottawa. « Il était dissident dans le renvoi sur la tarification sur le carbone, par exemple », illustre-t-il.

A-t-il déjà laissé sa marque sur la composition du banc de neuf juges ?

Un premier juge de couleur (Mahmud Jamal) et une première juge autochtone (Michelle O’Bonsawin). Déjà, le premier ministre a laissé son empreinte. « Si on veut commencer à penser au legs de Justin Trudeau, on peut dire qu’il a diversifié la Cour », relève Emmett Macfarlane, faisant remarquer au passage que jusqu’à présent, seuls des juges bilingues ont été nommés. « Je pense que ces facteurs sont plus notables que l’aspect politique ou idéologique », estime cet expert en droit constitutionnel. « On n’a jamais vraiment des nominations partisanes ou idéologiques comme c’est le cas aux États-Unis », renchérit Paul Daly.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

La juge Michelle O’Bonsawin, première magistrate autochtone à siéger à la Cour suprême du Canada

Peut-on, justement, comparer les cours suprêmes des deux pays ?

On peut, si on aime comparer des pommes et des oranges. « La différence fondamentale entre les deux, c’est par rapport à la politisation et la polarisation », fait remarquer David Sanschagrin, docteur en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Au sud de la frontière, ces lignes de fracture se manifestent par « des déchirements de chemise publics chaque fois qu’on nomme un nouveau juge », ce qui contraste avec les réactions « consensuelles » de ce côté-ci, explique-t-il. « Aux États-Unis, dans les dossiers les plus controversés ou encore les plus en vue, il y a des schismes idéologiques entre les juges. Au Canada, on n’a pas la même tendance », complète le professeur Daly.

Avortement, discrimination positive, droits LGBTQ+… des reculs sont-ils possibles ici ?

« On n’est vraiment pas dans le même univers », croit David Sanschagrin. En ce moment, la Cour suprême américaine s’est lancée dans une « réécriture de la jurisprudence, une réforme hyperconservatrice », tandis qu’« au Canada, on pourrait parler d’une histoire continue depuis l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982 », dit le chercheur. En somme, on est dans une démarche d’addition, et non de soustraction, des droits civiques de ce côté-ci de la frontière. L’année dernière, avant l’invalidation de l’arrêt Roe c. Wade, un sondage Gallup chiffrait à 25 % le niveau de confiance du public envers le plus haut tribunal des États-Unis, un creux historique.

Pour en revenir à la nomination du juge canadien, que recherche le premier ministre ?

Un juriste de l’Ouest ou du Nord canadien – le juge Russell Brown, dont le départ dans la controverse⁠1 est à l’origine de la nécessité de pourvoir un siège, était de l’Alberta. L’appel de candidatures a été lancé le 20 juin dernier, et les personnes intéressées ont jusqu’au 21 juillet pour se manifester. Un comité consultatif indépendant se penchera ensuite sur le bassin de candidats déclarés. « La session reprend au mois d’octobre. J’espère que ce nouveau juge, ce nouveau collègue, sera nommé d’ici là », a souhaité le juge en chef de la Cour suprême, Richard Wagner, en juin dernier, lors d’une conférence de presse où il a déploré la lenteur du gouvernement fédéral à nommer des juges.

Lisez l’article « Cour suprême du Canada : le juge Russell Brown démissionne après une plainte d’inconduite »

L’histoire jusqu’ici

7 mars 2023

La Cour suprême du Canada annonce que le juge Russell Brown a été mis en congé forcé le 1er février, dans la foulée de la réception d’une plainte d’inconduite.

9 mars 2023

Le Vancouver Sun révèle que le magistrat a été impliqué dans une bagarre dans un hôtel de l’Arizona, en lien avec un comportement harcelant que le juge aurait eu avec des femmes.

12 juin 2023

Le juge Brown annonce sa démission. Un comité de juges avait statué quelques jours auparavant qu’une enquête publique s’imposait.

20 juin 2023

Le premier ministre Justin Trudeau annonce le début du processus de sélection d’un nouveau juge de la Cour suprême du Canada.