L’Entente sur les tiers pays sûrs sera-t-elle invalidée ? La Cour suprême du Canada statuera ce vendredi sur sa constitutionnalité, à la demande d’organismes de défense des droits des réfugiés qui la contestent. Un verdict que le gouvernement Trudeau suivra de près, lui qui a conclu en mars dernier une entente avec les États-Unis selon laquelle le pacte bilatéral s’applique à l’entièreté de la frontière, y compris aux passages irréguliers comme le chemin Roxham.

(Ottawa) 1– En quoi consiste la cause ?

Les appelants sont des ressortissants du Salvador, de la Syrie et de l’Éthiopie qui ont été refoulés vers les États-Unis après être arrivés au Canada par un poste frontalier officiel – il n’est donc pas question ici des points d’entrée non officiels comme le chemin Roxham. Les groupes qui ont plaidé la cause en leur nom estiment que ces renvois contreviennent à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et liberté assurant « le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité », car les migrants courent le risque d’être détenus aux États-Unis, voire d’être expulsés vers le pays d’origine qu’ils ont fui.

2- Quelle est la position du gouvernement fédéral ?

Comme prévu, les avocats du fédéral ont défendu l’Entente signée en 2002 en octobre dernier lors de l’audience devant la Cour suprême. « Il ne s’agit pas d’un renvoi vers le pays de persécution, a insisté MMarianne Zoric. Avec une démocratie comme les États-Unis, il faut présumer que le système judiciaire est juste et équitable. » Le juge Malcolm Rowe avait tenu des propos de même nature. « Êtes-vous en train de dire qu’on ne peut plus refouler une personne dans un pays de 350 millions d’habitants où plus de 2 millions de personnes arrivent illégalement chaque année, car une poignée de gens ne sont pas traités adéquatement ? », avait-il lancé à l’avocat du Conseil canadien pour les réfugiés.

3– Qu’arrivera-t-il si la Cour suprême déclare l’Entente inconstitutionnelle ?

Bien malin qui connaît la réponse à cette question. « Une fois la décision rendue, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada examinera les résultats et déterminera les prochaines étapes. Nous n’avons aucun autre renseignement à communiquer pour le moment », a écrit Rémi Larivière, porte-parole du Ministère. Bref, le gouvernement ne veut rien laisser filtrer des plans de contingence qu’il a élaborés, s’il en a échafaudé. « Si ça arrive, et c’est un grand “si”, il ne se passera rien le lendemain matin. La Cour donnerait une marge de manœuvre au gouvernement pour s’ajuster », note le professeur de droit Joao Velloso, de l’Université d’Ottawa.

4– Quelles sont les chances que cela se produise ?

Elles sont minces, avance – prudemment – Hélène Mayrand, professeure titulaire à la faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. « La Cour d’appel fédérale avait dit que ce n’était pas la bonne façon d’attaquer l’Entente, que les appelants auraient dû l’attaquer d’un point de vue administratif plutôt qu’avec la Charte, explique-t-elle. Je pense que le principal rôle de la Cour suprême sera de clarifier quel est le bon recours. » Bref, il ne faut pas s’attendre à une bombe : « Je pense que ça va être très décevant pour le grand public, mais que les professeurs de droit et les avocats dans le domaine vont tous regarder avec grand intérêt », résume Mme Mayrand, rappelant que c’est la troisième fois que le pacte est attaqué devant les tribunaux.

5– Qu’arrivera-t-il si la Cour détermine que l’Entente respecte la Charte ?

Plus facile, celle-là : tout indique qu’on ira de l’avant avec comme nouveau cadre de référence l’accord revu et corrigé lors de la visite de Joe Biden au Canada, en vertu duquel l’Entente s’applique tout le long de la frontière, et selon lequel 15 000 migrants de l’hémisphère Ouest seront accueillis au Canada en un an. Près de trois mois plus tard, les dispositions de la politique ne sont pas encore finalisées, a admis mardi le ministre de l’Immigration, Sean Fraser. « Il reste des éléments à préciser, par exemple voir comment on peut englober à la fois les enjeux humanitaires et économiques dans un programme qui aurait le potentiel de devenir plus vaste », a-t-il dit. J’aurai peut-être l’occasion de rendre visite à mes homologues à Washington la semaine prochaine, cela dépendra de l’horaire à la Chambre des communes », a ajouté M. Fraser.

6– En passant, comment la situation a-t-elle évolué aux points d’entrée irréguliers ?

De façon radicale. On l’a dit, la décision de la Cour suprême ne concerne pas la brèche qu’est venue colmater la refonte de l’accord. Mais on n’a qu’à survoler les chiffres fournis par la Gendarmerie royale du Canada pour constater à quel point la donne a changé : au mois d’avril 2023, on a comptabilisé 85 interceptions, dont 69 au Québec. En avril 2022, on en avait dénombré 2805. Du côté de l’Agence des services frontaliers du Canada, on a traité 618 demandes entre les points d’entrée désignés entre le 25 mars et le 28 mai. En 2022, pour les mois d’avril et de mai, il y en avait eu 7465.

L’histoire jusqu’ici

2002

Dans un contexte post-11–Septembre où les pays resserrent leurs contrôles frontaliers, le Canada et les États-Unis signent l’Entente sur les tiers pays sûrs. L’accord entre en vigueur en 2004.

2017

Des demandeurs d’asile portent l’affaire devant la Cour fédérale, avec des organisations comme Amnistie internationale et le Conseil canadien pour les réfugiés. En juillet 2020, le tribunal statue que l’Entente enfreint la Charte canadienne des droits et libertés.

2021

La Cour d’appel fédérale infirme ce jugement. Par la suite, la Cour suprême accepte d’entendre la cause en décembre 2021 ; les plaidoiries ont lieu en octobre 2022.