(Montréal) La mort d’un jeune homme de 21 ans détenu illégalement à la prison de Bordeaux, la veille de Noël, suscite des appels à une enquête publique.

Le syndicat représentant les gardiens de la prison et une organisation qui défend les droits des prisonniers affirment que le passage aux comparutions à distance au tribunal pendant la pandémie de COVID-19 a conduit à la détention de personnes même après une ordonnance de libération par un juge.

« Il y a certains problèmes qu’on a observés au cours des deux dernières années avec l’avènement des visiocomparutions », a déclaré Mathieu Lavoie, président du Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec, ajoutant que ceux-ci n’arrivent pas fréquemment.

Les ordonnances de remise en liberté sont envoyées par télécopieur ou par courriel, a-t-il expliqué. Il survient des problèmes de communication entre le ministère de la Justice, les tribunaux et le ministère de la Sécurité publique, qui gère les prisons provinciales.

« Nos systèmes informatiques ne se parlent pas », a indiqué M. Lavoie en entrevue mercredi.

Le ministère de la Sécurité publique du Québec a déjà qualifié d’« illégale » la détention de M. Spring, parce que le jeune homme avait obtenu d’un juge sa libération le 23 décembre. Toutefois, il se trouvait toujours le lendemain à l’Établissement de détention de Montréal, aussi appelé « prison de Bordeaux », lorsqu’il a subi des blessures entraînant sa mort.

Le ministère a aussi précisé que deux autres personnes qui ont comparu devant le tribunal le 23 décembre n’ont également été libérées que le lendemain.

L’expert en criminologie, auteur et président du conseil d’administration de la Société John Howard du Québec, Jean-Claude Bernheim, croit lui aussi que la détention illégale est devenue de plus en plus problématique alors que de plus en plus de comparutions ont lieu virtuellement, l’accusé restant en prison.

Les comparutions à distance sont devenues plus courantes pendant la pandémie de COVID-19.

Bien qu’il existe en théorie des recours pour les détenus, il reste que même appeler leur avocat n’est pas un processus simple, a affirmé M. Bernheim, dont l’organisation défend les droits des personnes incarcérées.

Recours au masque anti-crachat

M. Lavoie a relaté que Spring avait des conflits avec des personnes dans l’unité où il était détenu. Il avait été transféré dans une autre section de la prison de Bordeaux lorsque l’altercation s’est produite.

Les gardes avaient placé un masque anti-crachat sur la tête de Spring à cause de la façon dont il parlait, a mentionné le leader syndical.

« Il y avait beaucoup de salive qui était envoyée vers les officiers. »

Après avoir atteint l’autre unité, les agents ont eu du mal avec Spring et ont utilisé du gaz poivre parce qu’« il ne voulait pas se calmer », a affirmé M. Lavoie.

Il a précisé ne pas connaître tous les détails, mais que le masque anti-crachat était probablement encore sur la tête du détenu lorsque le gaz poivre a été utilisé.

Spring avait été emmené dans une douche de décontamination. À ce moment-là, un responsable a ordonné aux gardes de l’asperger à nouveau, a évoqué M. Lavoie.

Le détenu a ensuite été emmené dans une cellule d’isolement. Peu de temps après, les services médicaux ont été appelés et les gardes ont tenté de réanimer Spring, a déclaré M. Lavoie, indiquant ne pas connaître la chronologie exacte des évènements.

Le décès de Spring a été confirmé à l’hôpital.

M. Bernheim a mentionné qu’il n’est pas clair à quelle fréquence ou dans quelles circonstances les masques anti-crachat sont utilisés dans les prisons du Québec. Selon lui, les gardiens bénéficient d’une culture d’impunité.

Un cas de négligence criminelle ?

L’avocat montréalais Eric Sutton a qualifié ce qui est arrivé à Spring de tragédie, ajoutant que les détails de l’altercation et ses conséquences pourraient constituer un cas de négligence criminelle.

« Je veux dire, pour moi, c’est le bon sens que vous ne devriez pas faire ça, a soutenu M. Sutton. Donc, cela seul – qu’il soit censé être libéré ou non – mérite une enquête. Cela ne fait qu’ajouter une couche, le fait de passer d’une tragédie à une tragédie à multiples facettes. »

La Sûreté du Québec et le bureau du coroner enquêtent sur la mort en détention illégale de M. Spring. Le ministère de la Sécurité publique a ouvert une enquête administrative.

Un agent des services correctionnels à Bordeaux a été relevé provisoirement de ses fonctions « en vertu de l’analyse préliminaire des évènements par le sous-ministériat des services correctionnels » du ministère de la Sécurité publique.

Le ministère a aussi confirmé samedi dernier dans un courriel à La Presse Canadienne qu’un gestionnaire de la prison de Bordeaux avait été relevé de ses fonctions le 29 décembre.

L’avocat criminaliste montréalais Charles B. Côté a déclaré qu’en 34 ans de pratique, il y a eu des cas où des clients n’ont pas été libérés rapidement malgré une remise en liberté sous caution.

« Ce n’est pas quelque chose qui arrive régulièrement à ma connaissance, a-t-il affirmé. Il est possible qu’avec la pandémie et d’autres problèmes de main-d’œuvre [dans le système judiciaire], cela se produise plus souvent. »

Ce qui inquiète M. Côté au sujet du cas de Spring, c’est aussi la détention illégale des deux autres détenus.

Quant à l’altercation avec les gardiens, utiliser deux fois du gaz poivre et le masque anti-crachat avant de laisser Spring sans surveillance va à l’encontre de toutes les règles d’engagement dans ces circonstances, a évoqué l’avocat, qui en appelle sans hésitation à une enquête publique.

« Nous devons comprendre où le système n’a pas réussi à faire libérer ces trois détenus le [23 décembre] », a affirmé M. Côté.

« Qu’est-il exactement arrivé ? Il faut qu’il y ait des garde-fous. Des règles doivent être mises en place pour s’assurer que cela ne se reproduise jamais », a-t-il ajouté.