Peur de créer un scandale dans sa communauté. Crainte que la honte s’abatte sur sa famille. L’enfance de Shophika Vaithyanathasarma a été ruinée par un terrible secret.

Fille d’immigrants sri-lankais, la jeune femme qui a aujourd’hui 23 ans est née au Québec d’un mariage arrangé. Son père, alcoolique, était rarement à la maison.

Sa mère, elle, était en mode survie dans un nouveau pays — le Canada — où elle s’efforçait d’apprendre la langue et les valeurs.

De confession hindoue, la famille de Shophika fréquentait un temple situé à deux pas de chez elle à Montréal.

Leur vie au Québec était très liée à leur pratique religieuse. « On allait au temple plusieurs fois par semaine. La religion se mêlait à notre culture, c’était notre outil de socialisation, raconte la jeune femme. Quand tu es immigrant, il ne te reste plus grand-chose pour te sentir chez toi, tu t’accroches à ce qui te reste. »

Alors qu’elle avait 5 ans, un brahmane — un prêtre hindou — du temple l’a agressée sexuellement à répétition sur une période d’un an. Cet homme très respecté de la communauté tamoule la gardait souvent parce que ses parents travaillaient beaucoup.

Deux autres hommes — aussi de sa communauté, dont un second brahmane — ont abusé d’elle plus tard dans son enfance et au début de l’adolescence.

« Dans certains milieux, parler d’agression sexuelle, c’est une honte. Il y a un malaise comme si c’était de notre faute », explique la jeune femme rencontrée au Centre d’expertise Marie-Vincent — un centre pour les enfants et les adolescents victimes de violence sexuelle qui offre sous le même toit entrevue d’enquête policière, examen médical, services psychosociaux et thérapeutiques.

L’étudiante à la maîtrise en didactique des mathématiques a choisi de raconter son histoire à La Presse pour inspirer d’autres victimes à aller chercher de l’aide. Plus jeune, elle aurait aimé avoir un modèle de « survivante » qui lui ressemble. Maintenant qu’elle va mieux — « vraiment bien, en fait », insiste-t-elle tout sourire —, elle a la force de devenir ce modèle.

Je ne veux pas stigmatiser de communautés, mais dans certaines, dont la mienne, il manque cruellement d’éducation sexuelle. Les discussions autour de ce sujet-là sont rares, voire inexistantes.

Shophika Vaithyanathasarma

Enfant, personne ne lui a enseigné les relations égalitaires ni les notions de consentement. « Il y a des familles qui sont juste incapables d’enseigner cela, dit-elle. Quand tu ne parles même pas français, tu n’es pas rendu à parler de quelque chose qui est tabou au sein de ta communauté ou de ton pays d’origine. »

À 5 ans, elle n’avait pas les outils pour comprendre que les gestes du prêtre hindou étaient « mal ». Cela ne lui a pas été enseigné au primaire, non plus. « Il faut plus de prévention en bas âge. Moi, j’aurais aimé l’apprendre à l’école à défaut que ma famille puisse me l’enseigner », plaide-t-elle aujourd’hui.

La cassure

Shophika a toujours senti une pression de réussir pour honorer les sacrifices de sa mère. À l’adolescence, cette première de classe s’est mise à s’automutiler sans que personne ne s’en aperçoive.

« J’étais malheureuse, mais je restais fonctionnelle », se souvient-elle.

Puis, au début du cégep, elle « casse ». Son corps lâche. Il y a des matins où elle n’arrive plus « physiquement » à sortir du lit.

Un jour, dans un cours de chimie, Shophika fond en larmes. « Là, j’étais rendue dysfonctionnelle. »

L’adolescente de 17 ans croise alors la mère d’une amie du secondaire. Cette rencontre fortuite va changer sa vie.

Cette maman sent que quelque chose ne va pas et lui offre un café. Pour la première fois, Shophika dévoile tout le mal qu’on lui a fait lorsqu’elle était enfant. Cette mère la dirige vers une ressource appropriée au cégep.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

« Il faut plus de prévention en bas âge », plaide Shophika Vaithyanathasarma, qui souhaite inspirer d’autres victimes à aller chercher de l’aide.

L’adolescente n’a pas d’argent pour suivre une thérapie. Pas question d’en demander à sa mère. Elle ne veut pas qu’elle soit mise au courant des agressions.

« Comme elle m’a élevée seule, qu’elle a tout sacrifié pour m’envoyer dans de bonnes écoles, je ne pouvais pas lui ajouter ce poids-là, raconte-t-elle. Ma mère aurait eu l’impression d’avoir échoué comme parent. »

Sa mère a consacré des années de sa vie à vouloir sauver son mari, raconte Shophika. Elle cumulait deux emplois pendant que lui dilapidait l’argent gagné en alcool. « Je ne voulais pas qu’elle se sente coupable de m’avoir fait garder par le brahmane alors qu’elle faisait cela pour sauver sa famille. »

Une travailleuse sociale du cégep l’aidera à faire des démarches auprès de l’IVAC — le programme d’indemnisation des victimes d’actes criminels. L’ado est ainsi reconnue comme victime, ce qui lui donne accès à une thérapie. Comme elle est encore mineure, elle est dirigée vers le Centre d’expertise Marie-Vincent.

Quand Shophika débarque à Marie-Vincent, elle est très sceptique. Comment une intervenante occidentale va-t-elle pouvoir l’aider si elle ne connaît rien de la réalité immigrante, de sa communauté, ni de sa culture ?

L’adolescente se sent alors coupable d’être malheureuse alors que sa mère « fait tout pour lui donner la meilleure qualité de vie possible ». Elle souffre d’une dépression et d’un choc post-traumatique, mais elle ne le sait pas encore. « La santé mentale, on n’en parle pas, non plus, dans ma communauté », explique-t-elle.

Dans sa tête, Shophika est convaincue qu’elle « doit vivre avec [les agressions] et les oublier ». Elle ne fait pas le lien avec son état général ; ses idées suicidaires.

Au début de sa thérapie, elle n’arrive pas à mettre des mots sur ses émotions. « Je n’étais même pas capable de dire : je suis triste. » Elle n’ose pas regarder la thérapeute dans les yeux. Elle refuse toute médication et ne veut pas, non plus, porter plainte contre ses agresseurs. « Tout était tabou », se souvient-elle.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Shophika Vaithyanathasarma et Stéphanie Gareau, directrice générale de la Fondation Marie-Vincent

Au fil des séances, la méfiance qu’elle entretient envers sa thérapeute se dissipe. « J’ai saisi que ma thérapeute comprenait de quoi je parlais ou si elle ne comprenait pas, elle faisait des recherches [sur ma culture et ma religion] pour comprendre », se souvient-elle.

L’adolescente trouve peu à peu les outils pour avancer.

Ce ne sera pas facile. Lorsqu’elle trouve le courage d’en parler à sa mère, cette dernière lui dit : « Tu es dégueulasse d’y penser encore ». Sa mère a été élevée à encaisser les coups et à nier les blessures.

Shophika reçoit cette remarque comme un coup de poignard.

Cela lui prendra 52 rencontres — échelonnées sur deux ans — pour se sentir mieux. Rien de ce qu’elle a vécu n’est de sa faute, comprend-elle aujourd’hui.

« Mes agressions ne me définissent pas », dit-elle aujourd’hui avec aplomb.

La jeune femme a également trouvé les mots pour reparler des agressions avec sa mère. Cette dernière aussi a cheminé.

« Aujourd’hui, c’est ma meilleure amie. Elle sait qu’il y aura un article sur notre histoire », précise-t-elle.

Shophika a décidé de pardonner à ses agresseurs puisqu’ils « n’avaient pas reçu d’éducation sexuelle ». « Mon espoir est dans la prochaine génération », dit celle qui ne fréquente plus le temple, mais qui conserve des liens avec sa communauté.

Au terme de sa thérapie en 2019, elle a mis une photo d’elle sur Instagram où elle prend la pose avec son diplôme de Marie-Vincent.

« Nous ne devrions pas avoir peur ou honte de partager nos faiblesses au sein de nos communautés, car nous ne sommes jamais vraiment seuls et nous devons nous entraider. Nous devons penser aux générations futures, si nous ne commençons pas à parler de la stigmatisation autour de la santé mentale, du viol, du système de castes, de l’homosexualité, etc., qui d’autre le fera ? », a-t-elle écrit.

En parallèle de ses études universitaires, elle a porté les couleurs de deux partis politiques — le Bloc québécois et Québec solidaire — dans trois récentes campagnes électorales (au fédéral dans Rosemont–La Petite-Patrie et deux fois au provincial dans Marie-Victorin).

À travers son engagement politique, Shophika plaide pour un meilleur accès aux soins de santé mentale : « Moi, j’ai eu la chance de m’en sortir. Le système a été là pour moi. Mais il y a encore trop de gens qui ne s’en sortent pas parce qu’ils ne reçoivent pas d’aide à temps. »

300 enfants sur la liste d’attente

Bonne nouvelle : le Centre d’expertise Marie-Vincent est parvenu à diminuer sa liste d’attente. Sauf qu’il y a encore 300 enfants sur la liste (comparativement à 500 il y a deux ans). Les enfants attendent désormais 18 mois (comparativement à 24 mois en 2020). Le Centre est parvenu à faire diminuer sa liste en embauchant davantage de thérapeutes — leur nombre a doublé — en plus d’offrir un nouveau service de thérapies de groupe aux enfants de 6 à 12 ans. « Ça a été un grand succès, autant du point de vue des jeunes, ça brise le sentiment d’isolement, que du point de vue des thérapeutes cliniciennes — elles sont en équipe de deux alors elles se soutiennent l’une l’autre », explique la directrice générale de la Fondation Marie-Vincent, Stéphanie Gareau.

Elle précise que « le travail continue, car les besoins sont encore bien présents ». En effet, le dernier bilan des directions de la protection de la jeunesse publié en juin dernier faisait état d’une hausse de signalements traités de 12,5 % par rapport à l’année dernière, dont la majorité provient du groupe d’âge 6-12 ans. En regroupant les problématiques de « l’abus sexuel » et du « risque sérieux d’abus sexuel », celles-ci représentent 11,8 % des signalements retenus. Le Centre offre aussi un service d’intervention psychosociale aux parents pour les aider à mieux accompagner leurs enfants en attendant que ces derniers aient accès à la psychothérapie. L’organisme est financé par des fonds publics et des dons privés.

Des services qui font la différence

Quelque 90 % des parents se sont déclarés très satisfaits des services de traitements spécialisés reçus par leur enfant. Les parents ont également trouvé que les services thérapeutiques sont bénéfiques autant pour leur enfant (84 %) que pour eux (80 %). Près de 74 % des enfants de 12 ans et moins affirment que l’intervention les a beaucoup aidés et 73 % des adolescents participants sont du même avis.

Source : Chaire de recherche interuniversitaire Marie-Vincent sur les agressions sexuelles envers les enfants