Fin avril, une délégation d’Abénakis d’Odanak, au Québec, s’est rendue au Vermont. Pourquoi ? Pour dénoncer quatre groupes d’Abénakis reconnus par cet État, mais pas par le gouvernement fédéral américain. Beaucoup des membres de ces quatre groupes ont des ancêtres du Québec.

« Ces gens-là sont venus nous voir dans les années 90 », explique Jacques Watso, membre du Conseil des Abénakis d’Odanak, près de Sorel, en parlant des Vermontois. « Ils voulaient se reconnecter avec leurs traditions ancestrales. On les a accueillis, on leur a montré la langue, la confection traditionnelle des paniers. Mais à un certain point, on a commencé à poser des questions sur leurs ancêtres, et ils n’avaient jamais de réponses. Alors, quand ils ont déposé une demande de reconnaissance aux États-Unis, on a tenté d’intervenir. Mais on s’est fait dire qu’on n’était pas américains. »

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE JACQUES WATSO

La délégation d’Odanak dénonçant les quatre groupes au Vermont en avril dernier. De gauche à droite : Mali O’Bomsawin, Jacques Watso et Jus Crea.

Aucun des quatre groupes abénakis visés par la délégation d’Odanak (soit la Nulhegan Band of the Coosuk Abenaki Nation, la Koasek Abenaki Tribe, l’Elnu Abenaki Tribe et la Missisquoi Abenaki Tribe) n’a accepté d’accorder une entrevue à La Presse. Dans les médias du Vermont, Don Stevens, de la Coosuk Abenaki Nation, a dénoncé une « suppression » de leur identité autochtone en réaction à la visite de la délégation d’Odanak.

L’histoire commence dans les années 1970, au Vermont, quand la « bande de Missisquoi », sous la gouverne du « chef » Homer St. Francis, réclame des droits de chasse et de pêche.

Comme Odanak est sur la rivière Saint-François, et que son nom était St. Francis, il pensait que c’était la preuve qu’il était abénakis.

Jacques Watso, membre du Conseil des Abénakis d’Odanak

Au début du millénaire, la bande de Missisquoi demande à être reconnue par le gouvernement fédéral américain. Fin 2002, le procureur général du Vermont, Bill Sorrell, publie une preuve détaillée qu’il n’y a pas eu de présence de groupes abénakis dans l’État depuis 200 ans. En 2005, le gouvernement fédéral rejette la demande de la bande de Missisquoi pour les mêmes raisons.

Groupes et généalogie

« Pour qu’il y ait une reconnaissance d’un groupe autochtone, au Canada comme aux États-Unis, il faut une continuité des pratiques communautaires dans un territoire établi », explique Eric Pouliot-Thisdale, généalogiste innu-mohawk et recherchiste à l’Université de Montréal.

Face à cet échec, les « Abénakis » du Vermont, qui estiment leur nombre à 6000, se divisent en quatre groupes et convainquent l’État de créer une Commission des affaires autochtones.

Cette dernière reconnaît en 2011 quatre groupes abénakis. Cela leur confère le droit de vendre de l’artisanat abénakis et leur donne accès à des subventions vermontoises réservées aux Autochtones.

« Les membres de la Commission faisaient partie de ces quatre groupes, souligne Christopher Roy, anthropologue qui enseigne à l’Université Temple, à Philadelphie. Ils ont dit que les Abénakis du Vermont avaient dû transmettre leurs coutumes secrètement à cause du racisme. »

Ce secret permettait de contourner le fait gênant de l’absence de groupes abénakis recensés par les autorités du Vermont aux XIXe et XXsiècles, qui a motivé en 2005 le rejet de la demande faite au gouvernement fédéral. Il fallait ensuite seulement prouver, par la généalogie, la présence d’ancêtres abénakis.

J’avais fait des recherches généalogiques pour la bande de Missisquoi il y a 20 ans. Je n’avais rien trouvé, alors ils ont changé de généalogiste.

Christopher Roy, anthropologue

Pourquoi le procureur général du Vermont, Bill Sorrell, ne s’est-il pas opposé à la reconnaissance des quatre groupes en 2011 ? « Une reconnaissance fédérale risquait de mener à l’implantation d’un casino et à des revendications territoriales, dit MSorrell, qui a pris sa retraite en 2017. Une reconnaissance par le Vermont ne conférait pas ces droits. »

La dénonciation par la délégation d’Odanak n’a pas troublé les relations de l’État du Vermont avec les quatre groupes abénakis. M. Stevens, de la Coosu Abenaki Nation, a ainsi collaboré en 2020 à un programme de langue abénakise au Middlebury College. « Nous allons continuer à enseigner l’abénakis, une langue algonquienne en danger qui fait partie de la culture locale de notre région », a déclaré Sarah Ray, responsable des communications à Middlebury.

Nuances importantes

Quelques-uns des membres des quatre groupes controversés sont vraiment des Abénakis ayant des ancêtres d’Odanak, selon Douglas Buchholz. Ce généalogiste abénakis du New Hampshire tient un blogue contre la reconnaissance des quatre groupes du Vermont, Reinvented Vermont Abenaki.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE DIANE CUBIT

Diane Cubit avec une élève de ses ateliers d’artisanat abénakis

Diane Cubit, une Abénakise d’Albany, dans l’État de New York, est membre de la communauté d’Odanak, pourtant au Québec. « Quand j’étais jeune, ma famille a découvert une filiation avec les Abénakis d’Odanak par l’intermédiaire du Vermont, dit-elle. Dans les années 90, Homer St. Francis m’a offert une carte de membre de la bande de Missisquoi et j’ai participé à leurs activités. Les danses étaient bizarres, c’était différent de ce que ma grand-mère m’avait enseigné. »

À cette époque, il était plus difficile de faire les recherches généalogiques nécessaires pour s’enregistrer auprès d’Odanak. Ça a poussé plusieurs vrais Abénakis du Vermont à rejoindre la bande de Missisquoi.

Diane Cubit, une Abénakise d’Albany

Le cas de John Sherwin illustre ces difficultés administratives. Ce gardien de sécurité dans un centre commercial de Las Vegas a des ancêtres abénakis d’Odanak, selon les recherches de M. Buchholz et de M. Roy. Il fait néanmoins partie de la bande de Missisquoi. « Être membre de Missisquoi me permet de reconnaître mes racines autochtones, dit M. Sherwin. Je ne comprends pas ceux qui veulent nous diviser. » Pourquoi n’a-t-il pas fait les démarches pour s’enregistrer auprès de la communauté d’Odanak ? « J’ai servi en Irak, j’ai eu un divorce, j’arrive à peine à joindre les deux bouts, toutes ces démarches sont trop compliquées », explique-t-il.

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Nombre total d’Abénakis ; 380 d’entre eux habitent Odanak et 1000 vivent aux États-Unis

Source : Conseil des Abénakis d’Odanak

Des ancêtres… canadiens-français

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Selon le Conseil des Abénakis d’Odanak, quelque 380 membres de la Nation abénakise habitent dans cette communauté près de Sorel.

La plupart des membres des quatre groupes abénakis du Vermont invoquent un ancêtre québécois pour justifier leur ascendance autochtone.

« On voit des Lanctôt qui sont devenus des Longtoe, dit Jacques Watso, membre du Conseil des Abénakis d’Odanak, qui s’est rendu au Vermont en avril. Il y a eu beaucoup d’immigration québécoise au Vermont durant la révolution industrielle, et parfois ça a généré de l’opposition parmi les Vermontois. Alors ils ont pris cette histoire de discrimination et l’ont transformée en discrimination contre les Autochtones. Au lieu d’embrasser leur héritage canadien-français catholique agricole, ils choisissent la culture autochtone parce qu’ils trouvent que c’est plus beau, plus noble, avec le mysticisme. »

Cette revendication de racines autochtones a aussi touché les Cherokees, selon Circe Sturm, anthropologue cherokee de l’Université du Texas qui a publié un livre sur le sujet, Becoming Indian : The Struggle Over Cherokee Identity. « On a vu beaucoup de cas de racines cherokees invoquées par des personnalités publiques qui se sont révélées inexistantes », dit Mme Sturm.

C’est le cas de la sénatrice Elizabeth Warren, qui a été candidate à la primaire présidentielle démocrate en 2020, tel que rapporté par plusieurs médias, dont NPR.

Lisez un article de NPR sur le sujet (en anglais)

Une soixantaine de groupes autochtones sont reconnus par divers États, mais pas par les autorités fédérales américaines, selon la Conférence nationale des législatures d’État (NCSL). Le gouvernement fédéral reconnaît un demi-millier de groupes autochtones aux États-Unis.