Manque de ressources et d’outils, soutien déficient aux familles, travail en silo : plusieurs raisons peuvent expliquer pourquoi Abdulla Shaikh, le suspect des trois homicides qui a été abattu par la police de Montréal jeudi, est « passé entre les mailles du filet ». S’il faudra du temps pour le déterminer avec précision, un pareil évènement appelle à « entamer un sérieux dialogue » sur la qualité des soins en santé mentale, estiment des experts.

« On dit souvent que le problème, c’est le système, mais en fait, ce sont les systèmes : la santé, le communautaire, la première ligne, et même nos capacités dans nos collectivités de soutenir les personnes qui ont des problèmes de santé mentale et leurs familles, on doit en parler », affirme Anne Crocker, professeure spécialisée en santé mentale au département de psychiatrie de l’Université de Montréal.

Abdulla Shaikh avait notamment un diagnostic de schizophrénie et de traits de personnalité narcissiques et antisociaux, selon les documents judiciaires. En 2016, il a été accusé notamment d’agression sexuelle et armée. Son procès était prévu en janvier prochain, à Laval.

Dans une autre affaire de méfaits en 2018, il avait été reconnu non criminellement responsable. Il était depuis suivi en psychiatrie et avait été hospitalisé jusqu’en 2021. Son état demandait une révision annuelle de la Commission d’examen des troubles mentaux, dont la dernière avait été effectuée en mars 2022.

Selon nos informations, le suspect avait été hospitalisé au moins une fois à l’Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel. Un psychiatre avait aussi jugé en mars dernier qu’il représentait « toujours un risque important pour la sécurité du public ».

Pour le DMathieu Dufour, chef du département de psychiatrie de l’Institut Philippe-Pinel, le processus d’examen des troubles mentaux demeure un processus « qui fonctionne bien ». « La plupart du temps, quand on recommande une libération conditionnelle, ce qu’on propose est sécuritaire », assure-t-il, en ajoutant que le taux de récidive est faible.

« Cet homme était encore sous la Commission d’examens », ajoute-t-il, en parlant du suspect, qui devait normalement revenir devant cette instance en mars 2023, comme le veut le protocole. « Il va y avoir différentes enquêtes. Il faut attendre les faits pour savoir vraiment ce qui s’est passé, et ensuite voir si on doit réviser le fonctionnement du système. […] S’il y a des choses qu’on peut apprendre, soit dans le cas de monsieur ou dans le système en général, ça sera pris en compte », assure le DDufour.

A-t-on vraiment « tous les moyens » ?

D’après Anne Crocker, il est clair qu’au Québec – et ailleurs –, on « n’a pas toujours tous les outils pour identifier les potentiels de passage à l’acte, à chaque étape des soins de santé ».

« L’un des volets en lien avec ça, et je pense qu’on l’ignore souvent, c’est le fardeau énorme des familles qui ont à composer avec ça. On a quand même très peu de services pour agir auprès des proches, quand la personne a des problèmes d’agressivité ou d’impulsivité qui commencent à ressurgir. Il y a toujours un aspect d’inconnu, des situations qui peuvent être déclenchées spontanément, mais il faut se demander si on met tout ce qu’on peut en place pour soutenir la réduction potentielle d’évènements dramatiques », insiste l’experte.

La psychologue Georgia Vrakas, du département de psychoéducation de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), dit quant à elle n’être « pas surprise » qu’Abdulla Shaikh « soit passé entre les mailles du filet, comme beaucoup de gens ».

Il faut vraiment savoir ce qui est arrivé après l’examen, en mars 2022. S’il a été laissé seul comme ça “dans la nature”, c’est très problématique.

Georgia Vrakas, psychologue

« Ses besoins étaient sûrement très élevés, et il avait des problèmes lourds. Il y avait quelque chose d’important. On ne vous garde pas pour rien à Pinel », ajoute Mme Vrakas, rappelant que des équipes d’intervenants mobiles, comme en retrouve dans plusieurs CIUSSS, sont souvent la « meilleure façon » d’intervenir auprès de délinquants aux prises avec des problèmes de santé mentale qui sont relâchés.

« Resserrer » les mesures ?

Vendredi, le premier ministre François Legault s’est demandé pourquoi Abdulla Shaikh avait « été relâché » alors qu’il était « déjà ciblé » par des accusations et qu’il avait des problèmes de santé mentale, évoquant un éventuel « resserrement » des mesures de surveillance.

« Je suis content qu’on soit débarrassés de cet individu-là. Et là, il faut voir aussi ce qui est arrivé, parce qu’étant donné que c’est quelqu’un qui était déjà ciblé, pourquoi il a été relâché ? Est-ce qu’il faut resserrer… ? Je suis content quand même du travail qui a été fait par les policiers. Ils ont agi rapidement », a déclaré le premier ministre.

« C’est terrible ce qui est arrivé : trois meurtres gratuits. D’abord, j’offre mes condoléances aux familles. Ça doit être tellement difficile à prendre. […] J’espère que ça n’arrivera plus », a ajouté M. Legault.