(Montréal) La décision de la Cour suprême dans le cas Mike Ward force la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) à réexaminer une centaine de dossiers de discrimination sur fond de craintes liées à l’accès à la justice.

Mardi, l’organisme a annoncé un « recadrage » de son mandat après avoir étudié de fond en comble ce jugement rendu par le plus haut tribunal au pays en octobre dernier.

Désormais, les propos ciblant un motif de discrimination — comme l’origine nationale ou ethnique, la langue, l’orientation sexuelle, un handicap ou la religion — ne pourront faire l’objet à eux seuls d’une plainte à la Commission.

Les plaignants devront démontrer qu’ils ont subi en même temps un préjudice allant « au-delà du droit à la dignité de l’individu visé ». Par exemple, les plaintes pour des cas de discrimination en matière d’emploi, de logement, de services publics ou d’actes juridiques demeureront recevables.

Une décision aux larges conséquences

En entrevue, le président de la CDPDJ, Philippe-André Tessier, donne l’exemple d’une dispute entre deux voisins où des « insultes à caractères racistes » sont lancées.

« Des propos inacceptables en société [sont lancés], des propos en privé, sans autres témoins. Ce dossier-là, avant l’arrêt Ward, pouvait mener à une enquête de la CDPDJ et à une décision du Tribunal des droits de la personne, pour compenser les dommages subis », explique-t-il. Ce ne sera dorénavant plus le cas.

Philippe-André Tessier explique vouloir faire connaître au grand public les répercussions de cette décision de la Cour suprême, car elles vont bien plus loin que le différend hautement médiatisé entre l’humoriste bien connu et Jérémy Gabriel.

Pour la vaste majorité des citoyens, l’arrêt Ward, c’est l’histoire d’un spectacle d’humour qui implique deux personnalités connues. Mais dans les faits, ça implique aussi des parties privées qui n’ont rien à voir avec le spectacle d’humour.

Philippe-André Tessier, président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse

Les personnes victimes de propos qu’elles jugent discriminatoires devront plutôt se tourner vers les tribunaux dans l’espoir d’obtenir un dédommagement, ce qui inquiète plusieurs organismes de défense des droits.

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Fo Niemi, cofondateur du Centre de recherche-action sur les relations raciales

Le cofondateur du Centre de recherche-action sur les relations raciales (CRARR), Fo Niemi, appelle d’ailleurs la CDPDJ à la prudence dans le cadre de sa révision des dossiers qu’elle pourrait abandonner.

« Dans plusieurs cas que nous avons, avec des blagues et des propos [jugés discriminatoires], il y a des gestes aussi qui sont posés. Si on met trop l’accent sur les propos, on risque de miner la lutte contre le racisme et les incidents haineux », affirme-t-il.

Des craintes pour l’accès à la justice

L’avocate Sophie Gagnon, directrice générale de Juripop, s’inquiète aussi d’un possible recul dans l’accès à la justice pour les gens qui font l’objet de discrimination et « plus particulièrement de propos racistes ».

Comme elle le souligne, l’an dernier seulement, 78 % des dossiers impliquant des propos ouverts à la CDPDJ l’étaient pour des motifs de « race, couleur, origine ethnique ou nationale ».

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Sophie Gagnon, directrice générale de Juripop

En matière d’accès à la justice, généralement, ce ne sont que les plus fortunés qui peuvent payer les honoraires d’un avocat pour accéder aux tribunaux et, on le sait, au Canada, en raison du racisme systémique, les personnes racisées ont un revenu inférieur à la moyenne, donc c’est une population pour laquelle il est encore plus difficile de faire valoir ses droits.

Sophie Gagnon, avocate et directrice générale de Juripop

Le président de la Ligue des Noirs du Québec, Max Bazin Stanley, abonde dans le même sens. « Pour moi, il y a un recul important, estime-t-il. Les personnes qui ne peuvent pas [bénéficier de l’aide juridique] vont devoir payer de leur poche, et un avocat, ça coûte beaucoup d’argent, le processus peut être long. Ça va faire en sorte que plusieurs personnes vont renoncer à leur plainte. »

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Le président de la Ligue des Noirs du Québec, Max Bazin Stanley

Ce dernier appelle d’ailleurs le gouvernement du Québec à pallier le recentrage du mandat de la CDPDJ en appuyant financièrement les personnes qui souhaitent obtenir réparation pour des propos discriminants tenus à leur endroit.

Les effets se font sentir

Les effets de la décision Ward c. Québec se font d’ailleurs déjà ressentir. Dans une décision rendue le 8 décembre dernier, le Tribunal des droits de la personne a rejeté la demande en réparation d’un homme d’origine hispanique de Terre-Neuve-et-Labrador, Walter Rojas, auprès d’une Montréalaise, Martine Mongrain.

M. Rojas reprochait à cette dernière de lui avoir refusé, pour un motif discriminatoire, l’accès à un appartement loué par l’intermédiaire de la plateforme Airbnb au moment de son arrivée.

Même s’il a alors été menacé d’être dénoncé « à l’immigration » et de se faire « expulser du Canada », et ce, malgré son statut de citoyen canadien — des propos « tout à fait déplacés », a reconnu la cour —, Walter Rojas a vu sa demande de réparation rejetée.

« Selon le critère retenu par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ward, le préjudice émotionnel — bien compréhensible — subi par M. Rojas face à l’attitude méprisante de Mme Mongrain n’est pas suffisant dans les circonstances pour fonder un recours », a alors tranché le juge Luc Huppé.