Le patron des procureurs de la Couronne fédéraux impliqués dans le mystérieux « procès fantôme » organisé au Québec brise le silence. Il affirme qu’il n’a jamais autorisé la tenue d’un procès secret. Afin de faire la lumière sur la situation, le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, demande maintenant de rendre public le nom des avocats et du juge ayant participé à l’exercice.

MAndré Albert Morin, procureur fédéral en chef du Service des poursuites pénales du Canada pour la région du Québec, a été formel lors d’un entretien téléphonique avec La Presse mercredi : il nie avoir donné le feu vert à la procédure telle que décrite.

« La réponse, c’est non. Autoriser la tenue d’un procès secret ? Non. Mais vous comprendrez aussi que j’ai un devoir de réserve, un devoir de loyauté, et je ne peux commenter le dossier d’aucune façon », a déclaré le juriste chevronné. Jusqu’ici, la Couronne fédérale avait refusé d’infirmer ou de confirmer sa participation à cette procédure inusitée.

Enquête sur le crime organisé

Quelques heures plus tôt, La Presse avait révélé sur la base de sources bien au fait du dossier que le mystérieux procès secret qui a provoqué la consternation au sein de la magistrature et de la classe politique impliquait la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et des procureurs de la Couronne fédérale. Les sources qui se sont confiées à ce sujet ont requis l’anonymat, car elles ne sont pas autorisées à parler de ce dossier ultra-confidentiel.

Selon nos informations, l’accusé était un informateur de la GRC dans une enquête sur le crime organisé. Lorsqu’il a été lui-même accusé d’un crime, les policiers et les procureurs ont imaginé une façon de le juger en secret pour protéger une enquête en cours.

La personne a été condamnée pour un crime dont on ignore la nature, devant un juge dont on ignore le nom et qui lui a imposé une peine gardée secrète. Aucun numéro de dossier n’a été créé, les procédures n’ont pas été affichées au rôle des affaires traitées par la cour, le jugement n’a pas été archivé au greffe et des témoins ont même été interrogés à l’extérieur de la cour.

Ce « procès fantôme » a finalement été mis au jour récemment parce que l’accusé avait décidé de porter sa condamnation en appel.

« En somme, aucune trace de ce procès n’existe, sauf dans la mémoire des personnes impliquées », avaient expliqué les juges de la Cour d’appel du Québec, dans un jugement qui annulait la condamnation de l’accusé. Le jugement dénonçait un processus « contraire aux principes fondamentaux » de la justice et « incompatible avec les valeurs d’une démocratie libérale ».

Simon Jolin-Barrette intervient

Mercredi, par voie de communiqué, le procureur général Jolin-Barrette a expliqué avoir mandaté les procureurs du ministère de la Justice afin qu’ils s’adressent au plus haut tribunal du Québec et qu’ils présentent une demande « visant à ce que certaines informations actuellement caviardées puissent être rendues publiques, dont l’identité du juge concerné, des avocats impliqués ainsi que des ordonnances rendues dans cette affaire ».

« En tant que ministre de la Justice et procureur général du Québec, je demeure fortement préoccupé par les circonstances qui sont rapportées. À cet égard, je me suis entretenu avec les directions de la Cour du Québec et de la Cour supérieure. Nous partageons les mêmes préoccupations quant aux circonstances entourant ce dossier ainsi que sur l’importance du principe de la publicité des débats judiciaires », a-t-il déclaré.

PHOTO JACQUES BOISSINOT, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le ministre de la Justice et procureur général du Québec, Simon Jolin-Barrette, a demandé que certaines informations à propos du procès secret soient rendues publiques.

À Ottawa, le ministre de la Justice et procureur général du Canada, David Lametti, s’est dit « très préoccupé » par cette affaire, sans vouloir s’en mêler. « Le principe de la publicité des débats est un principe fondamental de notre système de justice, a-t-il rappelé dans une déclaration écrite. La justice doit être faite, au vu et au su de tout le monde. »

« Je suis soulagé que la Cour d’appel du Québec fasse la lumière sur cette affaire, a-t-il ajouté. Un pouvoir judiciaire indépendant est essentiel à une démocratie saine. »

En entrevue à la radio de Radio-Canada mercredi, le juge en chef de la Cour supérieure du Québec, Jacques Fournier, s’est dit « estomaqué » et « abasourdi » par cette histoire qui fait la manchette depuis la publication d’un article dans La Presse, vendredi dernier.

En démocratie, on ne fait pas ça.

Jacques Fournier, juge en chef de la Cour supérieure du Québec

M. Fournier parle d’une affaire « sans précédent ». Il dit ignorer quel magistrat a bien pu autoriser une telle chose. « Je suis dans le noir, mais totalement dans le noir », a-t-il indiqué.

« J’ai hâte qu’il y ait un peu de lumière, et je ne me gênerai pas pour la faire connaître la lumière ! », a-t-il ajouté.

Le Barreau préoccupé

Dans un communiqué, le Barreau du Québec a dit se préoccuper « sérieusement » de cette affaire. « L’Ordre offre sa pleine et entière collaboration au ministre de la Justice et aux juges en chef pour mettre en place des mécanismes clairs qui permettraient qu’une telle situation ne se reproduise plus, tout en respectant l’autorité des tribunaux », a précisé l’organisme.

Québec solidaire a par ailleurs ajouté sa voix à celle du Parti libéral et du Parti québécois pour interpeller le ministre Simon Jolin-Barrette.

« De quel droit on nous a imposé un procès caché ? C’est du jamais-vu ! Le ministre de la Justice devra aller chercher des réponses pour élucider rapidement ce qui s’est passé dans ce procès », a martelé Alexandre Leduc, porte-parole du parti en matière de justice.

La Fédération professionnelle des journalistes du Québec a souligné de son côté que la protection de l’identité d’un informateur de police ne justifie pas la tenue de procès secrets.

« Le code de procédure judiciaire prévoit plusieurs façons de protéger la confidentialité des procédures, l’identité des parties, tout en maintenant le principe de la publicité des débats », a déclaré Marie-Ève Martel, vice-présidente de la Fédération. Selon elle, la tenue de procès en secret « ne peut que miner la confiance du public en la justice ».

Avec la collaboration de Hugo Pilon-Larose et Mylène Crête, La Presse