En Ontario, une victime de violence conjugale vient de recevoir 150 000 $ en dommages et intérêts de son ex-mari dans son jugement de divorce. Au Québec, cela se voit occasionnellement, et les juges commencent aussi à accorder des dommages pour du harcèlement ou de la violence psychologique, dans des cas par exemple d’aliénation parentale ou de publication sur l’internet de photos intimes pour se venger de son ex-époux.

Non, la notion du « divorce sans égard à la faute » ne permet pas tout. Mais la ligne entre les comportements qui relèvent de la déchirure matrimoniale classique et les excès à sanctionner peut être difficile à tracer.

Au début du mois de mars, la juge de la Cour supérieure de l’Ontario Renu Mendhane a ordonné à un homme de payer 351 000 $ à son ex-femme. Cela inclut 150 000 $ en dommages pour les 16 ans d’agressions physiques, de coercition et de contrôle qu’il a fait subir à sa famille. Entre autres choses, l’homme, qui a abandonné sa femme et ses enfants en 2016, continuait d’être le seul à avoir un droit de regard sur leurs comptes bancaires, laissant sa famille sans ressources à son départ.

Dans les procédures de divorce, on évite de chercher un coupable ou de répartir les torts, mais cela ne vaut pas « en présence d’allégations sérieuses de violence familiale », écrit Renu Mendhane. Dans ce cas, la relation « n’était pas seulement malheureuse ou dysfonctionnelle. Elle était violente », insiste la juge.

« Il est important que notre droit reconnaisse le tort causé par la violence familiale. Cet enjeu social a été criminalisé et il faut y assortir un remède civil. »

Dans les médias du Canada anglais, on y a vu une nouvelle façon de reconnaître les torts faits aux victimes de violence conjugale.

Également au Québec

Au Québec, dans notre régime de droit civil, les professeurs de droit MDominique Goubau et MAlain Roy notent que sans être courants, de tels dommages dans des jugements de divorce sont accordés à intervalles répétés.

Jusqu’en 1985, le divorce sanctionnait le responsable de l’échec du mariage, rappelle MDominique Goubau, professeur de droit à l’Université Laval. « L’adultère ou la violence étaient des fautes maritales qui pouvaient avoir des conséquences financières ou matérielles dans le cadre du règlement du divorce, voire sur la garde des enfants. »

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ LAVAL

MDominique Goubau, professeur de droit

En 1985, la Loi sur le divorce a fait disparaître la notion de faute pour la remplacer par la notion d’échec du mariage. Le jugement ontarien « n’est pas une façon de réintroduire la notion de faute à l’un ou l’autre des époux », précise Dominique Goubau.

Étant donné « la somme importante des dommages accordés et la réprobation sociale actuelle de la violence conjugale », « il est probable que ce jugement fasse des petits », prévoit MGoubau.

Au-delà de la violence physique manifeste

Étienne Bernier a épluché la jurisprudence sur la responsabilité civile intrafamiliale dans le cadre de son mémoire de maîtrise en droit.

Déjà, en 1982, évoque-t-il, un juge avait accordé 42 000 $ à une victime dans son règlement de divorce. Une affaire sordide, un cas d’attaque au couteau.

« Quand les faits sont aussi graves, les juges n’hésitent pas », indique M. Bernier, qui a recensé une trentaine de jugements dans lesquels des dommages allant jusqu’à 290 000 $ ont été accordés en raison de violence physique.

« Des juges ont aussi commencé à sanctionner l’aliénation parentale et la diffusion d’images intimes sur l’internet – surnommée la ‟revenge porn”. Ce n’est pas une tendance lourde, mais la responsabilité civile commence vraiment à s’immiscer dans le droit familial. »

« Pendant longtemps, poursuit M. Bernier, les juges tenaient pour acquis que certains comportements faisaient partie des aléas de la vie conjugale ou familiale. On se disait qu’un peu de violence psychologique était inhérente au fait de se marier. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Étienne Bernier

Les juges en droit familial – comme en droit du travail – deviennent plus sensibles à la violence psychologique, mais il faut qu’elle soit très manifeste, fait remarquer M. Bernier en nous dirigeant vers certains extraits de jugements révélateurs.

« Toute séparation matrimoniale apporte son lot de frustration et, de part et d’autre, des gestes et des paroles regrettables, mais en l’espèce, le tribunal ne considère pas que les limites raisonnables aient été dépassées », tranchait le juge Jacques Babin en 2018.

Très clairement, souligne M. Bernier, les juges ne veulent pas que les ex-époux et leurs avocats « se mettent à produire des fichiers Excel en demandant 5000 $ pour telle insulte prononcée deux ans plus tôt et encore 5000 $ pour une autre ».

« Il est de l’essence même des relations de couple qu’elles commencent et qu’elles se terminent malheureusement parfois. Mises à part des situations bien particulières, les mauvaises relations de couple et les reproches matrimoniaux dans le cadre de vie normale ne constituent pas des fautes qui peuvent emporter une responsabilité », a relevé le juge Richard P. Daoust en 2009.

Des dommages en cas d’infidélité ?

Pour sa part, MAlain Roy, qui est l’auteur du rapport du Comité consultatif sur le droit de la famille, se demande si, dans cette mouvance, les juges ne sauteront pas encore davantage la clôture du droit familial et n’iront pas un jour jusqu’à sanctionner l’infidélité dans le mariage.

Après tout, l’article 392 du Code civil est clair, fait-il remarquer. « Les époux qui contractent mariage sont non seulement soumis à un devoir de respect, qui exclut la cruauté physique et la cruauté mentale, mais ils sont également tenus à un devoir de fidélité, qui exclut l’adultère. »

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

MAlain Roy, professeur de droit

Tous ces manquements mènent au divorce, mais seuls les dommages causés par la violence donnent actuellement lieu à des condamnations en dommages-intérêts. « Pourquoi ? Si l’adultère d’un conjoint cause une dépression, un arrêt de travail, etc., pourquoi ne pourrait-il pas être compensé par des dommages-intérêts ? Pourquoi accepte-t-on d’appliquer les principes de la responsabilité civile pour certains manquements matrimoniaux, mais pas pour d’autres ? La violence est un fléau social qui nous interpelle, mais sur le plan de la responsabilité civile, une faute est une faute et un préjudice individuel est un préjudice individuel. Compte tenu du devoir de fidélité imposé aux époux, et vu la dimension contractuelle du mariage, il n’est pas illogique de prétendre qu’un adultère constitue non seulement un manquement menant au divorce, mais également une faute civile pouvant donner lieu à des dommages-intérêts. »

Si on allait vers là, il y a fort à parier que les mariages seraient encore moins nombreux, soumet-on.

« Ça peut faire peur, en effet, parce que c’est précisément ce qu’on a voulu éviter en 1985. On a cherché à éviter la judiciarisation et le durcissement des positions, et cela, ça porterait un dur coup à ces objectifs qu’on s’est donnés. »