Une guerre fratricide déchire les juges du Tribunal administratif du logement, révèle une enquête de La Presse.

Pendant que des milliers de locataires et de propriétaires patientent devant le Tribunal administratif du logement (TAL), deux clans de juges se livrent à une guerre sans merci à coups de poursuites judiciaires, de plainte en harcèlement psychologique et d’enquête externe. Certains juges accusent même le président, MPatrick Simard, de faire régner un « climat de terreur ».

« MSimard n’accepte aucune opinion qui soit contraire à la sienne. Il est fort colérique et considère qu’une opinion contraire à la sienne doit faire l’objet de vengeance, de représailles. Il n’hésite pas à modifier unilatéralement les conditions de travail, à menacer de sanction, il récompense ceux qui agissent selon ses désirs et punit ceux qui ne le font pas. »

Ces propos tranchants sont tirés d’une plainte en harcèlement psychologique déposée en octobre dernier à la Commission de la fonction publique du Québec par le juge administratif André Gagnier – récemment écarté par Québec en raison d’une inconduite sexuelle (voir deuxième texte). Dans sa plainte, le juge Gagnier, qui siège depuis 15 ans, reproche au président, nommé en 2017, d’être responsable d’un « climat de travail toxique » au sein du TAL, l’ancienne Régie du logement.

PHOTO TIRÉE DU SITE DROIT-INC.COM

Patrick Simard, président du Tribunal administratif du logement

Cette plainte n’est pas qu’un « énoncé d’hypothèses et de conjectures comme le prétend le procureur du TAL », a d’ailleurs déterminé la Commission dans sa décision interlocutoire du 1er mars dernier. « La situation est complexe, j’en conviens, mais les situations de harcèlement psychologique le sont aussi bien souvent », a conclu le juge Denis St-Hilaire, sans trancher sur le fond.

Dans sa plainte de six pages, MGagnier soutient « vivre dans un climat de terreur, subir de la diffamation et du harcèlement » de la part de Patrick Simard en raison d’une décision rendue dans le cadre de son travail (voir troisième texte).

M[Patrick] Simard ne décolère pas. […] [Il] se livre, avec ses alliés, à des actes inacceptables dont l’objectif est de me dénigrer publiquement.

Extrait de la plainte de MAndré Gagnier

MGagnier allègue que Patrick Simard a « hurlé au visage » d’une collègue et souligne que cinq des sept greffiers spéciaux en poste ont démissionné en un an. Plusieurs juges administratifs ont également quitté leur poste en raison de la présidence de MSimard, avance MGagnier dans sa plainte. Depuis février 2021, près de 20 % des juges administratifs du TAL ont été en congé maladie, et certains ont montré du doigt la direction du TAL pour expliquer leur absence, dit-il. De plus, Patrick Simard « répète fréquemment que la ministre responsable du TAL [Andrée Laforest] fait ce qu’il lui demande de faire », soutient MGagnier.

Deux autres juges se confient

Une juge du TAL, qui a requis l’anonymat par crainte de représailles, évoque à La Presse le « règne de terreur » du président Simard auprès des juges. À ses yeux, la gestion de MPatrick Simard a un effet sur le public, puisqu’il mise sur la production plutôt que sur la qualité. « L’important, ce sont les statistiques », résume-t-elle.

Sous le couvert de l’anonymat, un autre juge a accepté de se confier à La Presse pour dénoncer le comportement de Patrick Simard. S’il reconnaît d’emblée que MSimard est un « excellent président pour la ministre », ce juge souligne lui aussi le « climat de terreur » instauré par le président.

MSimard a éliminé toute personne qui pourrait se lever contre lui… Il pense être notre supérieur hiérarchique, alors il pose des sanctions et des punitions contre des juges et agit malicieusement contre des juges.

Juge sous le couvert de l’anonymat

Ce juge assure n’avoir personnellement aucun litige avec MSimard et ne pas être un proche de MGagnier.

Pourquoi se confie-t-il à La Presse ? « Je ne peux pas accepter ça dans une société démocratique. Il a fait Duchesneau [voir troisième texte], il fait Gagnier. Qui sera le prochain ? C’est là, la question », lance-t-il. Selon lui, André Gagnier est « directement victime d’une vengeance, de représailles et d’une lutte à finir ».

À la défense du président

« Je suis à Québec et le climat est excellent », affirme pour sa part la juge administrative Micheline Leclerc, en entrevue avec La Presse. Celle qui siège depuis 15 ans insiste pour dire que Patrick Simard est « le meilleur président » du TAL de sa carrière. « Oui, Patrick fait son travail et il prend les mesures à prendre pour que la job se fasse », soutient-elle, soulignant l’amélioration des délais à Québec.

La juge Leclerc reproche à son collègue André Gagnier de tenter de « bousiller l’organisation » en s’en prenant au président Simard. « Je trouve ça désolant. Ça m’affecte un peu », confie-t-elle. Elle tire d’ailleurs à boulets rouges sur André Gagnier en entrevue.

« Je suis fondamentalement convaincue qu’André Gagnier et sa petite clique ont posé des gestes, ont dit des choses qui ne pouvaient être acceptées par un gestionnaire. En tant que patron, tu ne peux pas laisser des employés [faire ça]. On ne peut pas gérer une aussi grosse organisation en se faisant piler sur les pieds par une gang de sans-jugement », tranche-t-elle.

Il est « exagéré » de parler de climat de terreur ou toxique, assure un autre juge, qui a demandé l’anonymat afin de respecter son devoir de réserve. De nombreux juges ont plutôt peur d’André Gagnier, maintient cet allié du président Simard.

MPatrick Simard a refusé nos demandes d’entrevue.

C’est plutôt un avocat externe, qui représente le TAL dans les litiges à l’égard d’André Gagnier, qui nous a contacté à la suite de notre demande d’entrevue. « Il n’y a aucune raison de croire que des gestes de harcèlement ont été posés », a affirmé MSébastien Gobeil.

Au cabinet de la ministre des Affaires municipales et de l’Habitation, Andrée Laforest, on préférait ne pas commenter pour ne pas s’ingérer dans le processus judiciaire. « La ministre accorde évidemment une grande importance aux climats de travail dans les organismes et entités qui relèvent de son ministère », a indiqué son cabinet.

MAndré Gagnier a également décliné notre demande d’entrevue en raison des procédures judiciaires, a indiqué son avocat, MLaurent Debrun.

22 444

Nombre de demandes au TAL en attente au 31 mars 2021

5,1 mois

Délai moyen d’attente pour une première audience devant le TAL

Source : Rapport annuel 2020-2021 du TAL

Écarté en raison d’une inconduite sexuelle

« Je suis capable de te prendre les seins sans enlever ton soutien-gorge. » C’est ce que le juge administratif André Gagnier a déclaré à une collègue avant de lui toucher la poitrine lors d’un tour de magie pendant un party de Noël de juges, selon les conclusions d’une enquête lancée l’automne dernier par le Tribunal administratif du logement.

En raison de cette « inconduite à caractère sexuel commise à l’encontre d’une collègue », le gouvernement du Québec a décidé en janvier dernier de ne pas renouveler le mandat du juge administratif d’expérience, explique Benoît Grenier, secrétaire général associé au Secrétariat aux emplois supérieurs du ministère du Conseil exécutif, dans une lettre déposée en cour. Le mandat d’André Gagnier se terminera ainsi le 14 avril prochain.

Selon « la prépondérance des probabilités », l’enquête conclut qu’après avoir touché la poitrine de cette femme, André Gagnier a ensuite jeté de l’argent sur la table en disant : « J’ai perdu mon pari, mais ça valait la peine », lit-on dans la lettre.

Une douzaine de juges étaient présents lors de ce repas de Noël de décembre 2019.

André Gagnier conteste vivement la véracité de cette allégation « dénuée de tout fondement » dans un pourvoi en contrôle judiciaire qui doit être bientôt entendu en Cour supérieure. Il reproche au président Patrick Simard et à la haute direction du TAL d’avoir lancé une enquête « illégale » dans « l’unique but de ternir » sa réputation et de « s’opposer à la reconduction de son mandat ». Il estime être victime d’une « destitution déguisée ».

« Prétendue » plainte

MGagnier soutient dans sa requête avoir appris avec « stupéfaction » que la « prétendue » plainte émanait d’une personne qui n’était pas présente lors des évènements. Il ajoute que plusieurs témoins interrogés par l’enquêteuse MMarie-Pierre Renaud ont contredit les conclusions d’inconduite sexuelle, mais que le rapport n’en fait pas état.

Dans sa requête, André Gagnier demande ainsi à la Cour supérieure d’ordonner en urgence le renouvellement de son mandat et d’annuler le rapport d’enquête, puisque le TAL n’a « aucun pouvoir d’enquête » à l’égard des juges.

Il estime que la loi indique que seul le Conseil de la justice administrative peut enquêter à l’égard d’une plainte visant un juge.

Par ailleurs, André Gagnier soutient que le fonctionnaire du ministère du Conseil exécutif n’avait « aucun pouvoir » pour refuser de renouveler son mandat, alors qu’un comité recommandait son renouvellement pour un an. À son avis, le ministère du Conseil exécutif était légalement tenu d’entériner la décision du comité.

Une décision sur l’agent de Félix Auger-Aliassime à l’origine du conflit

La guerre ouverte entre le président du Tribunal administratif du logement et le juge André Gagnier tirerait son origine d’un conflit entre le président, MPatrick Simard, et l’actuel agent du joueur de tennis professionnel Félix Auger-Aliassime. Appelé à trancher ce litige, le juge Gagnier a mis le feu aux poudres en étrillant le président dans un rapport de 100 pages.

En mars 2019, Bernard Duchesneau siège au TAL depuis déjà cinq ans lorsque le président Patrick Simard le somme de cesser de s’occuper de la carrière de Félix Auger-Aliassime pour se consacrer « exclusivement » à ses fonctions de régisseur. Bernard Duchesneau défend alors son bénévolat auprès de ce « proche » et refuse de se plier aux demandes du président.

PHOTO FOURNIE, ARCHIVES LA PRESSE

Bernard Duchesneau

Fait inusité, le président du TAL porte alors plainte contre Bernard Duchesneau auprès du Conseil de la justice administrative (CJA), instance peu connue qui évalue les plaintes déontologiques visant les juges de cinq tribunaux administratifs. Patrick Simard soutient que le rôle de « gérant d’athlète professionnel » est incompatible avec le travail de régisseur.

En août 2020, le comité d’enquête du CJA rejette la plainte du président dans une volumineuse décision de 106 pages. Celle-ci s’avère somme toute théorique, puisque Bernard Duchesneau avait depuis démissionné. C’est alors qu’entre en jeu le juge André Gagnier, nommé par ses pairs pour siéger au comité d’enquête du CJA. Dans des motifs distincts de 90 pages, André Gagnier écorche sévèrement le président du TAL.

« Certains juges disent que c’est un chef-d’œuvre juridique, d’autres disent que c’est de la folie », résume en entrevue une juge, sous le couvert de l’anonymat. « C’était un règlement de comptes d’André Gagnier », lance la juge administrative Micheline Leclerc, en entrevue.

Dans sa décision très étoffée, André Gagnier conclut que le recours de Patrick Simard à des « ultimatums » et à des « menaces de sanctions » à l’égard de Bernard Duchesneau contrevient à l’indépendance judiciaire des juges.

« Le président d’un tribunal doit être au-dessus de tels comportements et ne jamais recourir à des menaces de sanction, alors qu’il ne possède aucunement tel pouvoir. Ni à des menaces de plaintes déontologiques pour contraindre à se soumettre à une enquête déontologique interne alors que le président ne dispose d’aucun pouvoir en ce domaine relevant exclusivement du Conseil. […] Le président du tribunal ne saurait laisser son irritation gouverner ses actes en matières déontologiques », conclut André Gagnier.

Le juge administratif ajoute que le président du Tribunal ne « dispose d’aucune autorité en matière de déontologie » auprès des juges, comme il n’est pas leur supérieur hiérarchique. Ce pouvoir revient au CJA. Ainsi, Patrick Simard ne pouvait mener une « enquête déontologique interne » contre le juge Duchesneau, à son avis.

« Le Conseil de la justice administrative ne saurait devenir un outil de gestion, une épée de Damoclès utilisée pour influencer un juge administratif à se conformer aux souhaits du président d’un tribunal », tranche André Gagnier.

« Aucune preuve probante » contre le juge Duchesneau

En entrevue avec La Presse, Bernard Duchesneau maintient que cette plainte n’a « jamais été fondée ».

« J’ai été amené dans un ultimatum. On m’a demandé clairement de choisir entre un truc que je faisais de façon volontaire et bénévole et mon travail. Moi, j’étais convaincu que ça n’avait aucun impact négatif sur mon travail. Je n’ai pas mal fait mon travail à cause de ça. Il n’y avait aucun reproche sur mon travail », affirme-t-il.

D’ailleurs, le comité d’enquête a conclu qu’« aucune preuve probante ne démontre que le juge administratif Duchesneau s’est présenté comme un gérant ou agent d’un athlète professionnel ». C’est seulement depuis sa démission qu’il gère la carrière de Félix Auger-Aliassime, assure Bernard Duchesneau.

Cette décision a eu l’effet d’une bombe chez les juges administratifs.

Le CJA s’est en effet publiquement dissocié des motifs d’André Gagnier, du jamais-vu. Dans une résolution adoptée à la majorité, le CJA conclut que les propos de MGagnier « portent ombrage » au Conseil. Le CJA a alors décidé de créer un comité de travail, dans lequel Me Patrick Simard ferait partie, pour revoir les pouvoirs du Conseil et des comités d’enquête. Notons que le CJA n’a pas demandé de révision judiciaire de ce rapport.

Ce coup de théâtre a poussé André Gagnier à réclamer plus de 100 000 $ au CJA dans une poursuite en diffamation. Dans sa requête amendée de septembre 2021, André Gagnier soutient que des membres du CJA ont tenu des propos « inappropriés » à son endroit lors d’une séance publique du Conseil.

Pendant cette rencontre, un membre s’est dit « scandalisé » par les propos de Me Gagnier et a soutenu que ses motifs constituaient un « règlement de compte en 400 paragraphes ». Un autre membre a déclaré que Me Gagnier n’avait pas compris la différence entre les fonctions d’un tribunal et d’une commission d’enquête. Un autre s’est questionné sur le « côté éthique de l’individu ».

Dans sa poursuite, Me Gagnier accuse le CJA « d’intimidation » à son égard et d’avoir terni publiquement son intégrité et sa réputation. Il ajoute que le CJA n’avait pas le pouvoir de se dissocier de son rapport d’enquête. De plus, les propos des membres du CJA « mettent en péril, aux yeux du public, l’indépendance judiciaire […] des tribunaux administratifs », soutient-il.