Thomas Trudel, dont le récent meurtre a choqué la province, aurait été abattu au hasard, victime d’un phénomène appelé scoring, a appris La Presse. Il est l’un des trois adolescents assassinés à Montréal cette année. Au cœur de ces meurtres : la banalisation des armes à feu, des rivalités nourries par les réseaux sociaux, des querelles futiles qui dégénèrent et des individus armés en toute impunité. Retour sur trois morts tragiques.

Thomas Trudel

Scoring : terme anglais désignant des victimes de représailles prises au hasard pour marquer des points. Ce serait l’une des hypothèses, sinon la principale hypothèse pour expliquer le meurtre de Thomas Trudel, tué par balles il y a deux semaines à Montréal, ont confié des sources à La Presse. L’éventualité tourmente les jeunes du quartier, qui se demandent s’ils seront les prochaines cibles.

PHOTO FOURNIE

Thomas Trudel

« Tu viens d’où ?

— Je viens de JFP [Joseph-François-Perrault]. »

Voilà le bref échange verbal qui aurait précédé le tir fatal le soir du meurtre de Thomas Trudel, 16 ans. C’est ce qu’ont rapporté quatre amis de l’adolescent au cours de la semaine.

« J’ai vu passer sur les réseaux sociaux quelqu’un qui a écrit +1 », a confié l’un d’eux d’une voix tremblante mercredi dernier. Il a requis l’anonymat par peur de représailles.

Penser que c’est juste du scoring et que tu es à risque si tu t’affiches comme étant du coin, ça fait peur.

Un ami de Thomas Trudel

Les jeunes qui se sont confiés à La Presse parlent d’une rivalité entre Saint-Michel et Saint-Léonard. Ce conflit pour des motifs futiles, mais virulents, dure depuis plusieurs années, disent-ils. Rappelons qu’on ignore toutefois d’où vient le tireur, puisqu’aucune arrestation n’a été effectuée par les autorités jusqu’à maintenant.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Scène de crime dans le quartier Saint-Michel, à l’endroit où Thomas Trudel a été tiré

Il y a quelques semaines, durant un procès à Saint-Jérôme, une policière experte en gangs de rue du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), Caroline Raza, a expliqué ce « nouveau phénomène » au cours d’un témoignage.

« Ça me fait peur. Très peur. »

Lorsqu’un membre de gang est tué, ses alliés se dépêchent d’attaquer le secteur du groupe rival pour « marquer des points » sur les « opps », les ennemis.

Le scoring – tirs dans les airs, sur un bien ou sur une personne – peut se faire au hasard, ce qui viendrait appuyer la thèse que Thomas Trudel serait une victime aléatoire dans un contexte de message territorial.

Selon nos informations, l’adolescent de 16 ans n’était pas membre d’un gang et n’aurait pas été impliqué dans des activités criminelles. La police le considérait toujours comme une victime innocente au moment d’écrire ces lignes.

PHOTO ARIANNE BERGERON, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Mohamed Mimoun, coordonnateur pour le Forum Jeunesse de Saint-Michel

Les jeunes parlent. Et la thèse du scoring est venue aux oreilles de Mohamed Mimoun, confirme l’intervenant social à Saint-Michel. « Si l’enquête révèle que c’est bel et bien ça, ça me fait peur. Très peur. »

Pourquoi Thomas Trudel aurait-il été visé par une clique armée sans avoir de lien avec un possible conflit territorial ?

« Si tu rep [représentes] ta rue, ton école ou ton secteur publiquement, ça peut attirer l’attention des gangs », a expliqué à La Presse un individu qui gravite autour des gangs de rue à Montréal. Un jeune qui s’identifie trop à son quartier sur les réseaux sociaux, par exemple, peut devenir une cible. Le modus operandi des cliques armées est de prendre pour cible des jeunes qui se promènent sans armes. « Des easy targets », laisse tomber l’individu.

Insécurité bien avant le meurtre

Jeudi dernier, vers 17 h, Saint-Michel s’endort déjà. Le voisinage retourne chez lui au pas de course. Le parc est vide. Ce quartier convivial a perdu de son charme et de sa vigueur depuis le drame, remarque Mohamed Mimoun, coordonnateur pour le Forum Jeunesse de Saint-Michel.

À travers la fenêtre du sous-sol exigu de la bibliothèque de Saint-Michel, on aperçoit quelques jeunes qui rigolent. L’organisme chapeauté par « Momo » se réunit trois soirs par semaine. Pour occuper les jeunes. Les écouter parler du nouveau musicien en vogue. Leur apprendre à se présenter pour une demande d’emploi. Les guider vers leur rêve. « On aimerait bien avoir un local à nous. Mais on nous dit qu’il n’y a rien de vacant », explique Momo, occupé à servir du jus de pommes à cinq ados volubiles et affamés. Le groupe présent jeudi soir n’a fait qu’une bouchée des immenses pizzas dispersées sur la table.

Ils en ont des choses à dire. En les écoutant, on peut faire le portrait d’une génération.

Mohamed Mimoun, coordonnateur pour le Forum Jeunesse de Saint-Michel

Cette soirée-là, les sujets sont variés. Entre deux débats sur le rap et la cryptomonnaie, on s’exaspère des nombreux politiciens présents à la marche à la mémoire de Thomas Trudel samedi dernier.

« Ça fait longtemps que ça tire. Maintenant qu’il y a un mort, on vient déposer des fleurs et faire des discours. Mais ils ne sont jamais venus avant pour voir comment ça allait », explique un jeune qui ne mâche pas ses mots.

Cette ambiance tendue, Momo l’a vécue peu après la mort de Meriem Boundaoui, elle aussi victime d’une arme à feu, en février dernier. « Les jeunes se sont mis à avoir peur. J’entendais des choses inédites. Des ados qui veulent s’armer pour se protéger. Qui se provoquent entre eux sur les réseaux. » Et ça l’inquiète. À court terme, il aimerait que le lien de confiance avec la police se reconstruise. Pour que les ados inquiets au courant de méfaits les dénoncent.

Les jeunes reprennent leur discussion animée. L’un d’eux se souvient du témoignage d’un politicien qui estimait que Thomas aurait pu être son fils. « Ça ne pourrait pas être eux. Ils habitent à Québec ou Ottawa. Moi, j’habite Saint-Michel. Ça pourrait être moi le prochain. »

Jannai Dopwell-Bailey

Un conflit entre élèves après l’expulsion de l’un d’entre eux d’un programme scolaire de l’école Coronation s’est envenimé. Puis une guerre de secteurs s’est déclarée entre deux cliques de jeunes. Voilà ce qui a mené à la mort tragique de Jannai Dopwell-Bailey, tué à l’arme blanche dans Côte-des-Neiges à la sortie des classes le 18 octobre dernier, a appris La Presse.

PHOTO FOURNIE

Jannai Dopwell-Bailey

Andrei Donet, un deuxième suspect, a été accusé du meurtre de l’adolescent de 16 ans vendredi. Le suspect de 18 ans était déjà détenu en lien avec des accusations de trafic de stupéfiants et de possession d’arme à feu. Il a comparu par visioconférence à Montréal vendredi.

Un autre suspect de 16 ans avait été arrêté quelques jours après le meurtre du jeune Dopwell-Bailey. Accusé de complot et de meurtre au deuxième degré, ce jeune qu’on ne peut nommer en vertu de la Loi sur le système de justice pénale pour adolescents s’était fait expulser de l’école quelques semaines avant le meurtre.

Une dispute entre des jeunes de deux secteurs, Côte-des-Neiges et Notre-Dame-de-Grâce, aurait suivi ce renvoi.

La première clique se donne le nom d’OXB – en référence à l’avenue Oxford à Notre-Dame-de-Grâce – et la seconde se revendique 160 Uptown, en référence au secteur de Côte-des-Neiges. Les jeunes ne sont pas impliqués dans des activités criminelles liées aux gangs de rue.

Roué de coups, puis poignardé

Jannai Dopwell-Bailey sortait de l’école le 18 octobre dernier. Son ami et lui ont été attaqués par au moins trois jeunes âgés de 16 à 18 ans. Ils s’en sont d’abord pris au copain de la victime, qui s’est réfugié à l’intérieur de l’école.

Le jeune Dopwell-Bailey a ensuite été roué de coups, puis poignardé.

Le conflit entre écoliers s’est donc aggravé. Tout est devenu territorial. « On voyait des provocations sur les réseaux sociaux, puis le lendemain du meurtre, plein de menaces de représailles. On disait à tout le monde de ne pas aller à NDG et vice-versa », explique une jeune fille de 15 ans qui n’est pas impliquée dans le conflit. Elle demeure préoccupée par cette escalade de violence.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Funérailles de Jannai Dopwell-Bailey, le 19 novembre dernier

La famille et les proches du jeune défunt lui ont rendu un hommage le 19 novembre dernier. La cérémonie funéraire s’est tenue à l’église anglicane Saint-Paul, dans le quartier Côte-des-Neiges. Des adolescents en larmes étaient présents dans la petite église bondée.

Meriem Boundaoui

Meriem Boundaoui, 15 ans, a été tuée par balle à Saint-Léonard en février dernier. Un conflit entre deux familles de commerçants, d’abord provoqué par une banalité, mais qui s’est envenimé avec le temps, aurait mené à ce tragique évènement, selon des informations obtenues par La Presse. L’adolescente n’aurait rien eu à voir avec toute cette histoire.

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Meriem Boundaoui

Près de 10 mois plus tard, le beau-frère de la victime, Samir Bouchoul, est catégorique : tant qu’il n’y aura pas d’arrestations en lien avec ce meurtre, les jeunes armés vont continuer à croire « que tout est permis ».

Assise sur le siège passager d’un véhicule stationné, Meriem Boundaoui avait rejoint un homme rencontré quelques semaines plus tôt sur les réseaux sociaux. Le conducteur a raconté avoir rencontré deux connaissances, avec qui il a entamé une simple conversation. Il a affirmé à l’époque à La Presse ne pas être au courant d’une querelle entre les deux personnes rencontrées et les présumés tireurs.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Véhicule dans lequel Meriem Boudaoui a été tué par balle, en février dernier

Sentiment d’impunité

Le sentiment d’impunité de certains jeunes armés grandit, affirme Samir Bouchoul. Des ados inconnus des services de police se tirent dessus « pour un oui ou pour un non », avec les réseaux sociaux en toile de fond, constate-t-il.

Ça a commencé avec Meriem. Tant qu’il n’y a pas d’arrestation pour Meriem, les jeunes se croient tout permis. Ils ne voient pas les conséquences.

Samir Bouchoul, beau-frère de Meriem Boundaoui

Des mois après le drame, le souvenir de la jeune immigrante algérienne demeure intact. Et les récents évènements violents dans la métropole ont ravivé la douleur de la famille éplorée.

« Depuis qu’elle a entendu pour Thomas, ma femme pleure chaque jour », laisse tomber Samir Bouchoul. Pour lui, il faut se poser de sérieuses questions sur la facilité avec laquelle les jeunes sortent leurs armes. Il faut également renforcer les peines liées aux armes à feu, dit-il. « Je me pose de sérieuses questions. Je lis les nouvelles. Soit il n’y a pas d’arrestations, soit les jeunes sortent de prison rapidement. Après, ils continuent [à tirer]. La roue tourne et il n’y a rien pour les dissuader. »