Des enquêteurs du Bureau des enquêtes indépendantes (BEI), qui se penchent sur les fuites à l’Unité permanente anticorruption (UPAC), ont invité l’ancien numéro deux de l’UPAC à devenir délateur et à compromettre le directeur général de la Sûreté du Québec (SQ), Martin Prud’homme, et l’ancien commissaire Robert Lafrenière. Mais leur offre a été rejetée.

C’est ce qu’a raconté en cour, il y a une dizaine de jours, l’ancien numéro deux de l’UPAC, l’inspecteur André Boulanger.

M. Boulanger a dirigé l’enquête sur les fuites au sein de son organisation, à l’issue de laquelle le député de Chomedey, Guy Ouellette, a été arrêté en octobre 2017. L’enquête, baptisée « Projet A », avait été lancée parce que des documents sensibles de l’UPAC s’étaient retrouvés dans les médias.

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Le député Guy Ouellette

Comme les mandats visant le député et ses présumés complices au sein de la police ont été annulés et que le Projet A s’est terminé en queue de poisson, le gouvernement a demandé au BEI de faire la lumière sur tout le dossier. L’organisme mène depuis octobre 2018 une nouvelle enquête, baptisée Projet Serment, qui porte à la fois sur les fuites au sein de l’UPAC et sur la façon dont l’UPAC a enquêté sur ces fuites.

Pression pour devenir délateur

André Boulanger et sa conjointe, Caroline Grenier-Lafontaine, qui était également impliquée dans le Projet A, se retrouvent aujourd’hui soupçonnés par le BEI d’avoir eux-mêmes orchestré des fuites et utilisé des moyens illégaux pour cibler Guy Ouellette, ce qu’ils nient avec vigueur.

Des appareils électroniques de M. Boulanger, dont son téléphone cellulaire, ont été saisis par les enquêteurs du BEI en août 2019. Le couple a contesté cette saisie en Cour supérieure en invoquant la violation du secret professionnel qui protège leurs communications avec leurs avocats.

Lors de l’audition de leur contestation, la semaine dernière, André Boulanger et Caroline Grenier-Lafontaine ont raconté qu’avant la saisie du téléphone, le BEI avait tenté de convaincre M. Boulanger de devenir délateur. Des enquêteurs sont venus à sa résidence pour le lui demander.

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Martin Prud’homme

« Eux me parlent de la notion de délateur et ma réaction, c’est : ‟Si vous pensez que j’ai quelque chose sur un plateau d’argent qui va permettre d’arrêter Robert Lafrenière ou Martin Prud’homme, vous vous trompez royalement ! Je ne peux pas avouer quelque chose que je n’ai pas fait.” C’était des menaces à mots voilés. ‟Tu peux sauver Caroline. T’as pas à prendre toute la chaleur. Il y en a qui ont quitté le navire” », a témoigné l’inspecteur Boulanger.

M. Boulanger n’a donc incriminé personne, mais au printemps 2019, certains médias ont publié des reportages affirmant faussement qu’il s’était « mis à table » et avait livré un témoignage « dévastateur » sur son ancienne organisation. Un enquêteur du BEI a confirmé devant la cour que la nouvelle était fausse, mais celle-ci a été publiée quand même, ce qui a accentué la pression sur M. Boulanger.

Des moyens de défense perdus

André Boulanger et Caroline Grenier-Lafontaine ont également déclaré devant le juge que le jour de l’arrestation de Guy Ouellette, le 25 octobre 2017, les enquêteurs de Projet A ont saisi des « items » chez le député, et que ces « items » auraient pu les aider à démontrer qu’ils avaient mené leur enquête sur les fuites dans les règles de l’art. Mais ces choses saisies ont été remises lorsque les mandats de perquisition ont été annulés.

« Nous sommes enquêtés sur nos agissements, qu’on aurait eu une vision tunnel, qu’on aurait arrêté les mauvaises personnes, etc. C’est ça, la problématique. La même journée que l’enquête [du BEI] a débuté, ce qui aurait pu nous innocenter a été remis par le DPCP [Directeur des poursuites criminelles et pénales] [à Guy Ouellette]. La meilleure façon de nous défendre aurait été de montrer ce qui a été saisi dans le Projet A, et là, c’est parti », a témoigné Caroline Grenier-Lafontaine.

André Boulanger et Caroline Grenier-Lafontaine ont écrit 192 pages de déclarations disculpatoires. Ils ne comprennent pas pourquoi celles-ci n’ont pas été déposées devant le juge André Perreault, de la Cour du Québec.

Le juge Perreault a qualifié l’enquête Projet A de « bidon » et les a identifiés comme étant à l’origine de fuites, dans un jugement qui décrétait l’arrêt du processus judiciaire pour fraudes et abus de confiance contre l’ancienne vice-première ministre Nathalie Normandeau et ses coaccusés.

En janvier, un enquêteur du BEI a déclaré en cour que l’enquête Serment pourrait encore durer deux ans. M. Boulanger et Mme Grenier-Lafontaine n’ont encore jamais donné leur version des faits. « Chaque aiguille qui tourne, c’est une éternité. J’ai vécu un calvaire pendant l’enquête Ouellette et après. J’ai eu une place au soleil que j’ai jamais demandée dans les médias, avec des mensonges [publiés sur moi] », a dit André Boulanger.

Saisie « abusive »

Lundi, le juge François Dadour, de la Cour supérieure, a donné raison au couple quant à la saisie du téléphone cellulaire de M. Boulanger, en fustigeant le travail du BEI, « l’absence de crédibilité » de certains de ses témoins et « l’ignorance » d’un technicien qui a participé à une saisie « abusive ».

« La preuve mène à la conclusion que l’insouciance et la négligence ont caractérisé le processus pour bonne partie », affirme le juge.

L’enquête Serment pourra donc se poursuivre, mais le magistrat ordonne à tout membre du BEI qui aurait obtenu des informations potentiellement protégées par le secret professionnel de ne pas les utiliser ou de les divulguer.

— Vincent Larouche, La Presse

Une saga qui perdure depuis 2017 

Avril 2017

Les médias de Québecor publient des documents sensibles provenant d’une enquête de l’UPAC sur le financement du Parti libéral du Québec.

4 mai 2017

Le commissaire de l’UPAC, Robert Lafrenière, promet d’arrêter « le bandit » à l’origine des fuites.

25 octobre 2017

Dans le cadre d’une enquête de l’UPAC baptisée Projet A, le député Guy Ouellette, un ancien enquêteur de l’UPAC et un enquêteur toujours actif sont arrêtés parce qu’ils sont soupçonnés d’être les auteurs des fuites.

28 septembre 2018

Le DPCP reconnaît la nullité des mandats lancés contre Guy Ouellette et ses présumés complices. Ceux-ci ne seront pas accusés.

1 octobre 2018

Le commissaire de l’UPAC, Robert Lafrenière, démissionne le jour des élections provinciales.

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Robert Lafrenière

25 octobre 2018

Québec confie au BEI le mandat d’enquêter sur les fuites à l’UPAC et sur la façon dont celle-ci a mené le Projet A.

Automne 2018

Deux des responsables de Projet A, l’inspecteur André Boulanger et la lieutenante Caroline Grenier-Lafontaine, qui font l’objet de l’enquête du BEI, sont relevés de leurs fonctions.

6 mars 2019

Le directeur général de la SQ, Martin Prud’homme, est relevé de ses fonctions dans le cadre de l’enquête du BEI. Il sera blanchi en 2020.