Un cercle peut-il cacher une pyramide ? Les autorités policières ont à l’œil des cercles d’entraide qui recrutent spécifiquement des femmes. Les participantes font un don d’environ 2000 $ pour obtenir du soutien moral, financier, spirituel, et si elles recrutent deux nouvelles membres, on leur promet qu’elles toucheront huit fois la somme qu’elles ont investie. Attrayant, oui, mais complètement illégal, prévient le Centre antifraude du Canada (CAFC), qui y voit plutôt des organisations pyramidales.

Les membres des Tisseuses de rêves sont difficiles à trouver. Elles n’ont ni site internet, ni numéro de téléphone, ni adresse courriel. Les participantes font très rarement circuler des documents écrits, et si elles le font, il leur est interdit de les diffuser à l’extérieur de leur cercle.

Justine* a été sondée par sa sœur, qui s’est jointe à un Mandala (cercle, en sanskrit) réservé aux femmes, il y a quelques semaines. Les participantes tiennent une rencontre téléphonique par semaine durant laquelle elles s’apportent du soutien moral et financier. Du moins, c’est de cette manière que la sœur de Justine lui a présenté le groupe et a tenté de la convaincre de lui verser 2000 $. En échange de ce « don », elle gagnerait huit fois cette somme dans les mois ou les années à venir.

Prise d’un doute, Justine s’est plongée dans des recherches sur l’internet. Elle a découvert que le gouvernement de l’Australie a mis sa population en garde, en avril dernier, contre un groupe très similaire appelé The Gifting Mandala. Une organisation pyramidale se cache derrière ces « cercles d’amies ». Lorsqu’elle a tenté d’aviser sa sœur, celle-ci lui a répondu : « Ce n’est pas une pyramide, c’est un cercle. »

En entrevue téléphonique avec La Presse, Justine s’inquiète. « Voyons, que ce soit un cercle ou une pyramide, c’est la même foutue affaire », déplore Justine, qui a requis l’anonymat pour ne pas nuire à ses relations avec sa sœur.

Ma sœur vient de se séparer. Elle cherche du soutien moral et veut être entourée de gens qui lui ressemblent. Cette organisation joue sur ces tableaux-là, sur le féminisme, sur l’empowerment.

Justine

PRATIQUE ILLÉGALE

Le Centre antifraude du Canada, géré par la Gendarmerie royale du Canada, a en effet reçu deux plaintes contre les Tisseuses de rêves et une vingtaine d’autres contre des « cercles de dons », depuis trois ans. Plus de la moitié de ces plaintes viennent du Québec. Le CAFC ne peut toutefois pas confirmer si des enquêtes sont ouvertes au sujet de ces groupes pyramidaux. Au Québec, les policiers auraient à l’œil l’organisation, selon une source policière bien au courant du dossier qui a requis l’anonymat.

« Essentiellement, ces groupes fonctionnent de la même manière. La majorité des participantes ou des victimes sont recrutées par une amie ou un membre de leur famille. On leur demande de faire un don, un cadeau ou un investissement. Ce que l’on voit, c’est que les montants demandés varient de 1000 $ à 5000 $ », explique Lisanne Roy Beauchamp, porte-parole du Centre antifraude.

Les membres s’attendent à recevoir de 8000 $ jusqu’à 40 000 $ en retour de la somme qu’elles ont investie, selon le Centre.

Mme Roy Beauchamp rappelle que les « cercles de dons » sont illégaux au Canada en vertu du Code criminel, car ils sont uniquement basés sur un système de recrutement.

Le Better Business Bureau a d’ailleurs calculé que dans un système pyramidal où chaque candidat doit recruter six nouvelles personnes, la population du Canada ne suffit pas dès le 10e étage de la pyramide.

Les « cercles de dons », les « Mandalas de femmes » et les « Tisseuses de rêves » opèrent de cette manière. « C’est ce qu’on appelle un système pyramidal », conclut Mme Roy Beauchamp.

L’ENTRAIDE AVANT L’ARGENT

Olivia* a été attirée par ce mouvement qui prône le partage et l’entraide entre femmes. En versant 1770 $ aux Tisseuses de rêves, il y a un an, elle a reçu la promesse verbale qu’elle recevrait, un jour, huit fois cette somme. Elle n’a peut-être pas touché à son argent, mais elle trouve que le cercle lui est salutaire : elle s’est fait des amies, elle a gagné en confiance et elle a même démarré sa propre entreprise. Si elle décidait de quitter le groupe, elle n’aurait pas l’impression d’avoir perdu de l’argent.

Olivia admet toutefois que le fonctionnement des Tisseuses de rêves s’apparente à celui d’une opération pyramidale.

La structure, c’est évidemment un peu le même principe. Mais quand je suis rentrée là-dedans, je ne le voyais pas comme ça parce qu’il n’y a personne qui gère l’argent, il n’y a pas de chef, c’est autogéré.

Olivia

« J’ai rapidement dissocié les Tisseuses de ça [les organisations pyramidales] en voyant ce que le groupe m’apportait », explique Olivia, qui a demandé à conserver l’anonymat par crainte que l’on s’attaque à elle en raison de ses croyances.

RÉALISER SES RÊVES ?

En février dernier, Arielle Moffet a aussi reçu un message d’une bonne amie, sur Facebook. Sa copine lui annonçait qu’elle participait à un projet « tripant » qui pourrait l’intéresser et l’aider à réaliser ses rêves et ses projets.

Mme Moffet a appelé son amie pour en savoir plus. Celle-ci lui a expliqué que les « Tisseuses de rêves » étaient un groupe réservé aux femmes. Les membres se rencontrent virtuellement une fois par semaine et s’apportent du soutien personnel, professionnel, spirituel et financier.

L’amie lui a révélé qu’elle devait investir 1800 $ et recruter deux autres femmes pour former un cercle. En échange, elle récolterait huit fois sa mise. La femme au centre du cercle représente l’eau, les autres sont le feu, l’air et la terre, selon leur position dans l’organisation.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, LA PRESSE

Arielle Moffet n’a pas participé aux Tisseuses de rêves. Elle a toutefois été approchée par une bonne amie pour se joindre au groupe d’entraide qui se révèle une organisation pyramidale.

Ses explications sont devenues très ésotériques et compliquées. C’était tout pour ne pas dire que c’était une pyramide. Moi-même, je suis super ouverte d’esprit et je m’y perdais.

Arielle Moffet

Mme Moffet, artiste et agricultrice, admet qu’elle est vigilante face aux potentielles escroqueries. Quand elle était plus jeune, certains de ses proches se sont fait prendre dans le stratagème du Cherry Report, mieux connu comme « La Moisson » au Québec. Ils ont fait faillite lorsque les policiers ont démantelé l’organisation pyramidale, en 2004.

Aujourd’hui, quelques-unes de ses connaissances font partie des Tisseuses de rêves. « Quand tu essaies de les raisonner, c’est comme si elles étaient brainwashées. Elles disent que c’est toi qui ne comprends pas, que c’est toi qui es fermée d’esprit. En fait, tous les mots sont bien choisis. Elles disent qu’elles font des dons, mais quand c’est fait dans une chaîne, c’est illégal. »

AMITIÉ BRISÉE

Une bonne amie de Sara Boutin l’a aussi contactée pour qu’elle se joigne aux Tisseuses de rêves. Dans son message privé envoyé par Facebook, sa copine raconte qu’elle a emprunté 1770 $ à sa banque pour se joindre « à ce groupe de belles femmes de cœur ». « Je suis plus sereine quand je sais que tout ira mieux d’ici quelques mois », écrit-elle.

PHOTO FOURNIE PAR SARA BOUTIN

Quand son amie l’a contactée pour qu’elle se joigne aux Tisseuses de rêves, Sara Boutin a tout de suite flairé une opération pyramidale. Elle a refusé d’y participer.

Quand elle a reçu la lettre, Sara Boutin a cru que son amie s’était fait pirater son compte Facebook. Elle l’a contactée sur Facebook pour lui faire part de ses réserves.

L’amie en question n’a pas aimé que Mme Boutin exprime ses réticences par rapport aux Tisseuses de rêves.

« Je n’ai aucune idée si elle a revu la couleur de son argent puisque je n’ai plus du tout de contact avec elle. Dans son message, elle m’écrivait que j’étais une amie fantastique, puis quelque temps minutes après, elle m’a bloquée alors qu’on avait l’habitude de se parler tous les jours. Ça a fini comme ça, malheureusement », raconte la jeune femme, émue.

*Prénoms fictifs

Comment ça fonctionne ?

Les différents corps de police au Canada et l’Office de la protection du consommateur ont à l’œil depuis longtemps les organisations pyramidales et rappellent qu’y participer constitue une infraction criminelle. Voici comment les détecter.

Droit d’entrée, « don » et « cadeau »

Les cercles de dons vivent et meurent par le recrutement. Pour y faire son entrée, une personne doit payer un droit d’entrée, souvent appelé un « don » ou un « cadeau », et ensuite recruter de nouveaux membres. Ces derniers paieront eux aussi leurs droits d’adhésion et, à leur tour, enrôleront de nouveaux participants. « Le revenu qui découle du recrutement croît à mesure que s’ajoutent de nouveaux paliers de participants, explique le site internet de l’Office de la protection du consommateur (OPC). En théorie, plus vous êtes haut dans la pyramide, plus vous touchez d’argent. » Le hic, c’est que ce modèle ne peut pas survivre ; la pyramide s’effondre dès qu’il manque de participants à recruter. « Dans la majorité des cas, votre nom n’atteindra jamais le sommet de la pyramide. Le recrutement s’essouffle rapidement jusqu’à devenir impossible. Les initiateurs de la vente pyramidale auront déguerpi avec l’argent avant que l’escroquerie soit mise au jour », ajoute l’OPC.

Ailleurs au Canada 

Les cercles de dons ne sont pas propres au Québec. La Gendarmerie royale du Canada (GRC) a procédé à l’arrestation de quatre personnes à la tête de l’une de ces organisations pyramidales, en février 2018, en Colombie-Britannique. Les femmes de ce groupe prétendument d’entraide étaient invitées à verser 5000 $. On leur faisait alors la promesse qu’elles toucheraient 40 000 $ dans un avenir rapproché. Des reportages ont également été diffusés à CTV et à CBC sur des groupes similaires prenant pour cibles des femmes en Alberta et en Ontario à la fin de 2017. Le Better Business Bureau a d’ailleurs mis en garde les femmes contre la recrudescence de ce genre d’arnaques, en 2016.

« Illégal » à tous les échelons

Dans un communiqué publié en 2018, la GRC de North Vancouver a rappelé que les cercles de dons constituent « une opération pyramidale, donc une activité frauduleuse et illégale », et qu’y participer « constitue une infraction criminelle ». Le corps policier a adressé une sérieuse mise en garde à ceux qui seraient tentés par l’expérience. « Vous pourriez être arrêté et accusé, peu importe votre échelon dans la pyramide. En recrutant vos amis et les membres de votre famille, vous pourriez leur faire perdre de l’argent, et des accusations criminelles pourraient être portées contre eux. »

Qu’est-ce que La Moisson ?

La Moisson, une organisation pyramidale qui se décrivait comme un club d’entraide, a été démantelée par la Sûreté du Québec en 2004. Les membres étaient appelés des « semeurs » au premier niveau de la pyramide. Ils passaient ensuite au titre de « faucheur » et de « moissonneur ». Une fois au sommet de la pyramide, ils devenaient « meunier ». Selon le journal Le Soleil, les « semeurs » devaient faire un don de 3000 $ et recruter deux personnes. Une fois qu’ils atteignaient le titre de « meunier », ils touchaient 24 000 $. Au Canada anglais, l’organisation portait le nom de Cherry Report.